Peut-on vraiment travailler de partout ?

04 juillet 2016 - Auteur : Laetitia Vitaud

La technologie semble avoir aboli les distances : les gens sont de plus en plus connectés, tant le prix des communications a chuté au cours des dernières années. Connectés à Internet et munis de smartphones, nous pouvons travailler depuis n’importe où. Du coup, le télé-travail est un phénomène en croissance dans de nombreuses entreprises, désireuses de réduire les surfaces de leurs bureaux ou d’offrir plus de flexibilité à leurs employés.

Pourtant, l’activité économique et la population se concentrent toujours davantage dans certaines zones du globe, tandis que d’autres deviennent de plus des déserts démographiques et économiques. Comment expliquer que les individus comme les entreprises se concentrent toujours plus en certains lieux alors que les distances sont abolies et qu’elles pourraient choisir des lieux moins coûteux ? Pourquoi les prix de l’immobilier dans les grandes villes ne cessent-ils d’augmenter ? Pourquoi le phénomène des “nomades digitaux”, même s’il se développe dans le monde des startups, reste-t-il si marginal ?

Comme l’illustrent les questions posées, depuis le Brexit, par les entreprises internationales installées à Londres, le choix d’un siège social n’a jamais été plus critique. Pour les individus, dont les carrières sont de plus faites de ruptures et de changements, l’importance d’évoluer dans un écosystème dense n’a jamais été aussi grande.

Les distances sont peut-être abolies, mais la géographie n’a jamais autant compté.

Les distances sont abolies

La communication est devenue une commodité. Les services en ligne comme Skype ou Google ont commoditisé l’ensemble des services de communication. Le temps des ententes sur les prix entre géants de la téléphonie mobile (dans les années 1990) semble loin. L’époque où l’on faisait payer cher les SMS est révolue car il existe de nombreuses solutions gratuites pour communiquer (Facebook Messenger, WhatsApp, Google, etc). En matière de communication instantanée, Internet a marginalisé la téléphonie traditionnelle.

En 1997, Frances Cairncross, auteur et journaliste à The Economist, publiait un livre intitulé “La mort de la distance”. A cette époque, une minute de conversation téléphonique entre les Etats-Unis et l’Europe coûtait encore plus de 80 centimes la minute. Pourtant Frances Cairncross pressentait déjà le caractère inéluctable de l’effacement des distances en matière de communication.

Cela fait longtemps que l’on annonce le triomphe de la visiophonie. Déjà, en 1936, la Poste allemande lançait le premier service de visiophonie au monde. Depuis cette époque, tous les films de science fiction font communiquer les gens par la vidéo. Même si elle a tardé à s’imposer et beaucoup de progrès sont encore nécessaires pour qu’elle devienne omniprésente en entreprise, la visiophonie est devenue une réalité pour beaucoup de travailleurs et d’individus dans la sphère privée.

En entreprise, la “téléprésence” se répand. Les réunions virtuelles se multiplient. Bien que les réunions en face en face n’aient pas disparu, loin s’en faut, les entreprises sont nombreuses à chercher à réduire le budget réservé aux voyages d’affaires de leurs cadres. Il devient plus courant de programmer des réunions virtuelles à des heures tardives de la nuit pour réunir des interlocuteurs des différents fuseaux horaires. Les services de Skype, Google, Facebook, WhatsApp etc. ont fait chuter les prix des communications et répandu l’usage de la communication vidéo. Mais parce que ces services sont de piètre qualité et peu fiables, d’autres acteurs, comme Cisco et HP, ont développé des offres plus sophistiquées de “téléprésence” pour les entreprises, qui requièrent des studios spéciaux coûteux.

La révolution des smartphones permet même de dédramatiser l’insuffisance des infrastructures (routes, autoroutes) dans certains pays. Dans les pays en développement, on a fait un leapfrog, un saut de génération en matière de technologie, lorsqu’on a sauté une génération d’outils de communication en passant directement à la téléphonie mobile avant même que l’essentiel de la population ne soit équipée de lignes fixes. D’après la Banque mondiale, une augmentation de 10% du nombre de téléphones portables se traduit par près d’un point de PIB supplémentaire. C’est un puissant facteur de développement.

Dans le monde des startups, les outils collaboratifs comme Slack (voir notre article sur le sujet) ont transformé les manières de travailler. L’email et le téléphone y sont en perte de vitesse. Dans les startups, il n’est pas rare que les collaborateurs travaillent à distance. La notion de distance y est souvent présentée comme très relative. Le travail en équipe s’organise autour des channels de Slack.

Dans la sphère privée aussi, ces pratiques se développent toujours davantage, avec la multiplication de pratiques comme les “dîners Skype”. Dans certains cas, la vidéo reste allumée pendant une partie de la journée pour réunir des personnes éloignées géographiquement. Les outils de “réalité augmentée” permettent de faire de la “téléprésence” une réalité. Les individus hyper connectés et constamment rivés à l’écran de leur smartphone emmènent leur univers avec eux. Peu importe le lieu où ils se situent.

Les digital nomads, dont on parle au moins depuis le succès de The 4-Hour Workweek, best-seller de Tim Ferriss paru en 2007, sont décrits comme un phénomène qui révolutionne la notion d’espace de travail. Pourvu d’un accès au wifi et d’outils adéquats, le digital nomad peut travailler de n’importe où, de préférence d’une plage thaïlandaise. Dans le petit monde des développeurs informatiques et des graphistes, le phénomène est bien réel. Il suffit pour s’en convaincre de lire ce billet d’un entrepreneur, François Grante, qui tente aujourd’hui de regrouper les nomades français en communauté d’intérêts. Le phénomène des digital nomads est la conséquence d’une transformation des relations de travail, de la multiplication des travailleurs en freelance. Les nomades sont le plus souvent des travailleurs indépendants et des entrepreneurs. Dans certains cas, les entreprises choisissent même de ne plus avoir de locaux et se contentent d’utilise les tiers lieux (espaces de coworking) lorsque c’est nécessaire.

… pourtant la géographie n’a jamais été aussi importante pour les individus

Le phénomène des digital nomads reste pourtant marginal. Si l’on en croit la forte montée des prix de l’immobilier dans les grandes villes que sont San Francisco, Hong Kong, Londres, Paris, et même Berlin, les individus ont tendance à affluer vers les zones à forte densité plutôt qu’à les fuir. En France, le repeuplement des zones rurales n’est pas encore une réalité. Paradoxalement, à mesure que les distances sont “abolies”, la concentration des individus et des entreprises dans certaines zones a tendance à s’accentuer, tandis que d’autres lieux sont de plus en plus désertés.

Bien qu’ils soient théoriquement libres de choisir leur lieu de travail, les digital nomads et télé-travailleurs choisissent rarement d’habiter à la campagne. Le besoin de se regrouper en communautés d’affinités et celui d’être dans les zones les plus dynamiques économiquement, sont plus forts. Les jeunes (y compris les nomades) passent de moins en moins leur permis de conduire car ils envisagent de passer toute leur vie dans des zones urbaines denses où existent transports en commun et services de VTC.

Les carrières de plus en plus chaotiques obligent également les individus à rester dans des zones à forte densité. Il faut être là où se concentrent le plus d’opportunités professionnelles et entretenir un réseau personnel et professionnel d’autant plus dense que les institutions traditionnelles de solidarité se délitent. La frontière entre la sphère professionnelle et la sphère personnelle se brouille à mesure que chacun devient sa propre “startup”, comme l’explique Reid Hoffman, le PDG de LinkedIn, dans The Startup of You. Les membres des “classes créatives” n’ont jamais été plus nombreux dans les grandes villes, alors qu’il y encore quelques décennies, on trouvait encore beaucoup de professions libérales dans les villes de province. (Ceux-ci n’ont pas complètement disparu, bien entendu, mais le manque criant de médecins dans les campagnes illustre bien le phénomène de désaffection des professions libérales pour les zones à moindre densité).

Les travailleurs indépendants, freelancers et autre gig workers, travaillent de plus en plus dans des tiers lieux, dont le nombre a augmenté de manière exponentielle au cours des dernières années. “A l’origine, la notion de « Tiers-lieu » a été introduite en 1989 par le sociologue américain Ray Oldenburg pour désigner des lieux informels à mi-chemin entre la maison et le travail, soit des espaces neutres où se réunissent régulièrement des individus formant une communauté. Ainsi, on y vient pour travailler certes, mais aussi pour se rencontrer, échanger, initier, montrer, prototyper, tester… toutes sortes d’idées, de produits ou de projets.” Pour les plupart de ces travailleurs indépendants, la plage thaïlandaise est décidément beaucoup moins courante que l’espace de coworking en plein centre-ville !

Les territoires ne sont pas égaux en matière d’offre d’éducation. Si l’on veut mieux armer ses enfants, on doit habiter là où cette offre est la plus dense. Parmi les travailleurs qui pourraient effectivement travailler la plupart du temps à la campagne, ceux qui ont des enfants en âge d’aller à l’école, perdent une bonne partie de leur mobilité. Bien que le home schooling et l’école à distance soient en croissance, ces phénomènes restent encore marginaux. Cela limite beaucoup les marges de manœuvre !

Enfin, la très petite “élite” d’entrepreneurs connectés qui travaillent de manière totalement nomade a acquis cette liberté après des mois, voire des années de networking dans des lieux à forte densité. On ne construit pas son réseau depuis une île déserte.

Cette géographie n’est pas neutre non plus pour les entreprises 

Pour une entreprise, la question du choix de son siège social est loin d’être neutre. Comme le montrent les débats qui ont lieu aujourd’hui dans les grandes entreprises dont le siège est à Londres, il y a des facteurs réglementaires, fiscaux et monétaires qui sont autant de barrières bien réelles. Mais surtout, dans un contexte où le recrutement des talents est de plus en plus stratégique, il est important d’être là où sont les viviers de talents à recruter.

A l’ère industrielle, lorsqu’usines et équipements volumineux représentaient des coûts considérables, on localisait ses usines dans des lieux éloignés des grandes villes, à la fois pour avoir plus d’espace et pour que les ouvriers puissent facilement se loger. Les usines pouvaient donc être à peu n’importe où : dans une zone rurale, près d’une petite ville ou en lointaine banlieue. L’âge des usines a permis une meilleure distribution géographique de la population. D’une certaine manière, la géographie ne comptait pas tant que cela. Ensuite, on a délocalisé les usines dans des pays lointains où les coûts de la main-d’oeuvre sont plus bas. Les transports étant moins chers, là aussi, la géographie ne comptait pas.

A l’ère numérique, à l’inverse, la concentration des entreprises dans les zones urbaines est de plus en plus forte. Parce qu’on produit plus de valeur sur une plus petite surface (pas besoin d’usine), il est possible et même nécessaire d’être là où tout le monde se trouve – et où l’immobilier est le plus cher. Les synergies, émulations et fertilisations croisées font de la notion d’ “écosystème” une réalité pour ces entreprises. Il faut être là où sont les autres, notamment pour pouvoir recruter les talents

La localisation de certains actifs, comme les data centers et les entrepôts, est stratégique pour de nombreuses entreprises. Par exemple, pour les sociétés de trading à haute fréquence, pour lesquelles une nano-seconde peut faire la différence, la localisation des data centers est critique. Pour Amazon, la promesse de livrer en 24 heures ne peut être tenue qu’en plaçant les entrepôts plus près des villes. Par ailleurs, le coût des transports est amené à croître, notamment parce que de nombreux axes sont de plus en plus saturés.

L’espace de travail a évolué : bureaux mobiles, open space, réduction des espaces, plus grande flexibilité… Mais le lieu compte davantage. Puisqu’on peut concentrer davantage de collaborateurs dans un espace plus restreint, il est d’autant plus envisageable (et nécessaire) de concentrer ses activités dans un lieu à forte densité. Le partage d’un lieu favorise l’émergence d’idées nouvelles et la collaboration des équipes. Même dans les grandes entreprises numériques, on semble redécouvrir l’importance du lieu partagé.

Conclusion

Nous ne travaillons plus tout à fait de la même manière. Les jeunes générations (et souvent aussi les moins jeunes) demandent de plus en plus de flexibilité. L’espace de travail est une notion qui se transforme profondément. L’ordinateur portable et le smartphone y sont pour beaucoup dans cette transformation.

Mais nous ne travaillons pas pour autant “de partout”. Pour les individus comme pour les entreprises, l’importance d’être “là où ça se passe” n’a jamais été aussi grande, si bien que certaines zones continuent de se densifier, ce qui soulève la question du logement abordable sur des marchés immobiliers de plus en plus tendus.

Peut-être pourrons-nous tous un jour nous reposer sur nos avatars numériques et habiter n’importe où. Mais ce jour n’est pas encore venu.

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