People Analytics : une révolution pour les RH ?

21 février 2019 - Auteur : Laetitia Vitaud

Les ressources humaines ont longtemps été une discipline d’intuition et de soft skills… Mais depuis plus d’une décennie, les People Analytics amènent les hard skills dans le  monde des RH. La data science appliquée aux RH, c’est une idée popularisée par Google au milieu des années 2000, dont les DRH du monde entier s’emparent aujourd’hui. Et si on pouvait transformer les ressources humaines grâce aux People Analytics ? Et si on pouvait libérer le recrutement et le management de tous les biais cognitifs grâce à l’intelligence artificielle ? Après tout, puisque nous disposons de plus de données que jamais auparavant, pourquoi ne pas laisser ces données parler et nous aider à prendre des décisions plus rationnelles ?

L’idée a de quoi séduire. Et elle recèle de promesses pour les professionnels des ressources humaines et pour le management. Pourtant, la réalité des People Analytics est sans doute encore moins impressionnante que les médias ne le laissent croire. S’agit-il vraiment d’une révolution ou bien a-t-on exagéré l’impact du big data sur les RH ?

À l’origine des People Analytics, l’entreprise « la plus riche en données » au monde

Google est la première entreprise à avoir fait de la gestion des ressources humaines une science « dure ». D’ailleurs, l’expression « ressources humaines » ne fait pas partie du vocabulaire de Google, où l’on ne parle que de « People ». C’est à partir de 2006 que Google a inventé les People Analytics, quand l’entreprise a embauché Laszlo Bock au poste de « People Operations » (POPS). Convaincu que l’on pouvait changer le travail grâce aux données, Bock et son équipe de consultants se sont mis à collecter et analyser un grand nombre de données sur les employés de Google, autour d’une mission simple : « trouver les talents, les faire grandir, les retenir » (find them, grow them, keep them).

En 2008, avec le « Project Oxygen », Google a mis en pratique l’idée qu’on peut appliquer le big data au management. Le but du projet était de mieux comprendre le rôle des managers. L’équipe d’analystes a donc entrepris d’encoder des dizaines de milliers de données provenant des évaluations, des enquêtes de satisfaction des employés, des données de productivité et de performance des équipes et des entretiens qualitatifs anonymisés.

De ce projet sont sorties les « 8 idées qui font les meilleurs managers », une sorte de manifeste pour améliorer le management. Parmi ces idées destinées aux managers, on peut citer « soyez un bon coach », « ne faites pas de micro-management », « exprimez de l’intérêt pour le bien-être de votre équipe » ou encore « écoutez les membres de votre équipe ». Tout ça pour ça ? Dans le manifeste, pas d’idée révolutionnaire ni contre-intuitive. Aucune de ces idées n’était franchement étrangère aux penseurs du management et aucun manager qui se respecte n’oserait ouvertement les renier, même sans aucune analyse de données pour les appuyer…

Par la suite, le département POPS de Google a poursuivi l’encodage d’un nombre toujours plus grand de données concernant le recrutement, la vie des employés, leur bien-être, leurs usages, l’espace de travail, etc. Les objectifs étaient multiples : éliminer les biais dans le recrutement et élargir le vivier des talents, assurer une meilleure rétention des talents, optimiser chaque élément de l’espace de travail pour augmenter les possibilités d’interaction positives entre employés.

En 2015, l’année où il quitte Google, Laszlo Bock écrit et publie Work Rules!: Insights from Inside Google That Will Transform How You Live and Lead dans lequel il explique tous les projets de People Analytics de Google et la manière dont les ressources humaines ont été transformées par les données. Ce livre achève de rendre les People Analytics mainstream. De nombreuses entreprises s’interrogent alors sur ce qu’elles peuvent faire pour rendre leurs ressources humaines plus scientifiques…

Mais ce qui marche pour Google ne marche pas forcément pour tout le monde

Il est dans l’ADN de Google de baser ses décisions stratégiques sur l’analyse de grandes quantités de données. Cette analyse fait partie de la culture de Google, et en influence chaque dimension et chaque décision. Il était naturel pour Google d’appliquer la même méthode aux ressources humaines. D’ailleurs, même les ressources humaines sont dirigées par des ingénieurs.

À voir les « grands principes » de management dont les premiers projets de People Analytics ont accouché chez Google (principes plein de bon sens qui n’ont rien de « révolutionnaire »), les sceptiques affirment que même chez Google la data science appliquée aux ressources humaines n’est en rien révolutionnaire, car, disent-ils, Google semble avoir plusieurs fois réinventé la roue. Le big data pour tirer des conclusions évidentes, est-ce bien utile ?

Mais que les People Analytics aient joué ou non un rôle critique chez Google, il existe d’autres raisons de douter du caractère révolutionnaire des People Analytics partout ailleurs. Voici les principales :

1.L’analyse des big data n’élimine ni les biais cognitifs ni la discrimination si les données elles-mêmes sont biaisées.

Parmi les promesses des people analytics, celle de l’élimination des biais cognitifs est l’une des plus séduisantes. Les machines, plus « rationnelles » que les humains, peuvent analyser les données pour rendre possible des décisions de recrutement ou de promotion beaucoup plus justes. Hélas, les machines reproduisent les biais existants.

Il existe peu de données sur les femmes et les minorités ethniques dans les entreprises technologiques. Les algorithmes et systèmes de machine learning conçus par Google et les autres entreprises tech pour analyser les CV, les candidatures, les offres d’emploi, se basent sur des données qui sont loin d’être représentatives. Le problème a d’ailleurs été soulevé dans un rapport de l’agence fédérale américaine en charge de la lutte contre les discriminations. Par exemple, Facebook ne compte que 3 % d’Afro-américains parmi ses employés, et Google n’en compte que 2 %, ce qui en fait un segment de la population très sous-représenté …

Michael Sippitt, un expert britannique des RH, prédit qu’il risque d’y avoir de nombreux procès pour discrimination à cause des biais intégrés dans les systèmes qui automatisent le recrutement. Les algorithmes d’intelligence artificielle, explique-t-il, sont « entraînés » sur des jeux de données historiques. Il est donc normal qu’ils reproduisent les biais du passé. Par exemple, on sait que les principales IA de reconnaissance faciale (IBM, Microsoft et l’IA chinoise Megvii) reconnaissent à 99 % le sexe des hommes blancs sur des photographies, mais ce pourcentage tombe à 35 % pour les femmes à la peau plus sombre. Cela augmente le risque de fausse identification des femmes et des personnes issues des minorités.

Si les ingénieurs jurent qu’ils peuvent corriger ces biais, les critiques mettent en avant le manque de diversité des ingénieurs eux-mêmes. Ceux qui conçoivent les algorithmes, les systèmes de collecte et d’analyse des données, sont très majoritairement des hommes. Pour Adrian Weller, le directeur du programme d’IA du Alan Turing Institute, « il est essentiel que les acteurs qui conçoivent et construisent nos systèmes d’intelligence artificielle reflètent la diversité de la population dans son ensemble. »

2. Rien ne sert de collecter, encore faut-il analyser et prendre des décisions en conséquence.

Depuis que l’on parle de big data dans les RH, toutes les entreprises semblent vouloir suivre le mouvement. Souvent, ce qu’elles comprennent, c’est qu’elles doivent collecter davantage de données. D’ailleurs, on ne compte plus les nouvelles startups qui offrent aux entreprises des nouveaux outils pour sonder les employés, mesurer leur bien-être, etc.. Mais le problème, c’est que souvent, ces entreprises ne font pas grand chose de ces données, comme si la collecte était en elle-même une action suffisante. On pourrait appeler cette tendance commune, le analytics-washing. (Je fais des People Analytics pour avoir l’air d’être dans le coup…)

Pour l’auteur spécialiste des RH Ted Bauer, « le défaut principal des People Analytics, c’est la psychologie humaine ». De nombreux managers préfèrent faire confiance à leur instinct pour recruter et manager. « De la même manière que la plupart des gens pensent être des chauffeurs “meilleurs que la moyenne”, la plupart des managers pensent être au-dessus de la moyenne pour ce qui est de juger les talents. » Si certains acceptent que l’analyse des big data informe les décisions de finance, ils sont en revanche beaucoup plus réticents à l’idée d’en faire de même dans le recrutement et le développement des talents.

Quelles décisions tirer de l’analyse des données ? Voilà la question qui devrait être la plus essentielle. Or c’est souvent là que le bât blesse. Il faut d’abord comprendre, interpréter, contextualiser et savoir expliquer les données. Très peu d’entreprises savent le faire. « Beaucoup d’entreprises savent collecter des données, mais elles ne savent pas les contextualiser. »

3. Les données, oui mais quelles données ?

Toutes les données ne se valent pas, loin s’en faut. Comment faire le tri dans cette masse parfois indistincte de données en tous genres ? Certaines sont structurées, d’autres ne le sont pas. Certaines sont fiables, d’autres non. Certaines sont utiles, d’autres non. Enfin, certaines sont consenties et d’autres ne le sont pas.

Par exemple, il y a de nombreuses raisons de remettre en question la fiabilité des données issues des enquêtes auprès des employés. Une étude menée par Impact Achievement Group et HRmarketer a révélé l’ampleur de « l’hypocrisie » en la matière. Les employés ont tendance à répondre plus positivement pour donner l’impression que tout va bien. Certains craignent des conséquences négatives si leurs réponses sont trop honnêtes. D’autres ne pensent pas que leurs réponses comptera et s’abstiennent de prendre part à ses enquêtes — beaucoup d’enquêtes ont des taux de participation très bas.

Certaines données sont collectées en toute opacité, sans que les employés ne soient au courant, et naturellement sans leur consentement. Parmi les applications de people analytics sur le marché, certaines reposent sur l’idée qu’on peut mesurer le « bonheur » (happiness analytics) en scannant leur messagerie, ou en analysant les grimaces de leur visage grâce à des outils de reconnaissance faciale (cela se fait au Japon). L’idée a de quoi inspirer les fictions la plus orwellienne et susciter toutes les craintes.

Il est probable que les questions de confidentialité, de protection des données personnelles et de protection de la vie privée prendront de plus en plus d’ampleur dans les années à venir. Le déclin de Facebook suite aux scandales sur l’utilisation opaque des données des utilisateurs témoigne de l’importance croissante que prennent ces éléments. Peut-on vraiment parler de bien-être lorsqu’on est « fliqué » ? Le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD) témoigne également de l’importance du sujet en Europe.

Dans les ressources humaines tout particulièrement, des analytics efficaces et responsables doivent reposer sur une transparence accrue. Il faudrait que les employés sachent quelles données sont collectées (et comment), comment elles sont analysées, et quelles décisions en découlent. Certains pourraient même exiger d’y avoir accès, et exiger que ces données soient portables…

Parce que nos standards européens en matière de protection et de portabilité des données sont plus stricts que ceux des Américains et a fortiori des Chinois, on peut espérer qu’émergent des People Analytics à l’européenne, plus respectueux des individus et de leur vie privée, pour œuvrer à faire de la gestion des ressources humaines une discipline plus juste, fiable et éthique. Rien ne nous interdit de l’espérer.

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