Extension du domaine de la routine

27 mars 2018 - Auteur : Laetitia Vitaud

La routine est un fondement du management des grandes organisations. Lorsque Frederick Taylor a commencé à s’intéresser à l’optimisation des tâches dans les entreprises sidérurgiques de la fin du XIXe siècle, il s’est penché tout particulièrement sur les tâches les plus répétitives et les plus faciles à quantifier. C’étaient en effet ces tâches, les plus routinières, qui se prêtaient le mieux à son approche innovante : l’organisation scientifique du travail.

Les gains de productivité permis par l’approche tayloriste ont provoqué une révolution du monde de la production. Les tâches routinières, parce qu’elles étaient les plus faciles à intégrer à l’organisation scientifique du travail, sont devenues les plus attractives pour les entreprises comme pour les travailleurs. Du côté des entreprises, les managers appréciaient la routine car elle permettait de rendre les travailleurs interchangeables et de générer de considérables gains de performance. Les travailleurs, quant à eux, embrassaient volontiers les métiers routiniers car les gains de productivité générés dans le domaine des tâches routinières leur étaient en partie redistribués sous forme de meilleures conditions de travail (sécurité de l’emploi, salaires plus élevés, protection sociale plus généreuse).

La routine est devenue si créatrice de valeur, pour les entreprises comme pour les travailleurs, qu’on a commencé à investir dans la routinisation du plus grand nombre de tâches possibles. Le monde des services s’est rapproché de l’industrie avec la normalisation des tâches, la standardisation du service rendu et la possibilité de faire grandir les entreprises de service à une échelle sans précédent. Dans la seconde moitié du XXe siècle, époque du triomphe de la production et de la consommation de masse, c’est toute l’économie qui a semblé devenir routinière.

Certaines tâches, bien sûr, résistaient à la routinisation. Mais les entreprises ont trouvé des artifices. Dans le commerce de détail on a imposé la routine en faisant disparaître les comptoirs. Les clients ont pris l’habitude de se servir eux-mêmes dans les rayons puis de faire patiemment la queue à la caisse. Les entreprises de la grande distribution ont ainsi pu routiniser leur activité et générer les gains de productivité correspondants. Une autre manière de “forcer” la routinisation a été la formation professionnelle : certaines tâches plus complexes, à force d’être répétées par des salariés bien formés, sont devenues routinières et ont fini par être intégrées, elles aussi, à l’organisation scientifique du travail.

La routine, en transition

Aujourd’hui, toutefois, la routine est en transition — et cette transition constitue un défi considérable pour les entreprises. Quand elle existe, la routine continue de générer des gains de productivité, mais ceux-ci sont de moins en moins redistribués aux travailleurs. La routine apparaît donc sous un nouveau jour : pour la majorité de la population active, elle n’est plus facteur de sécurité de l’emploi et d’un salaire élevé ; elle est plutôt devenue synonyme d’ennui et d’aliénation. La lassitude éprouvée par les salariés occupant les fameux bullshit jobs montre bien que la routine n’est plus ce qu’elle était. Et c’est un problème pour les entreprises, dont la routine constitue souvent le coeur de métier.

Surtout, avec la montée en puissance du numérique, la routine est de plus en plus un faux-semblant. Il y a en effet deux façons de voir la transition numérique du point de vue de la routine. D’une certaine manière, le numérique est synonyme d’amélioration de l’expérience client et de personnalisation accrue : on pourrait en déduire que la routine connaît un reflux.

Mais en réalité, la transition numérique entraîne plutôt une extension du domaine de la routine, pour au moins deux raisons. D’une part, le numérique permet de mettre de plus en plus les clients au travail, le cas échéant en les connectant les uns aux autres en réseau. Si d’immenses communautés de clients connectés prennent en charge les tâches non routinières, alors les entreprises peuvent encore plus se concentrer sur ce qu’elles maîtrisent le mieux — la routine et les gains de productivité afférents.

La routine, rompue

D’autre part, la numérisation des produits et la collecte de plus en plus régulière et systématique de données personnelles permet de routiniser la personnalisation de l’expérience proposée au client.

Il s’agit d’une rupture fondamentale. La routine vue par l’entreprise n’est plus synonyme de qualité médiocre pour le client. Au contraire, la routine dans la sphère de la production peut se traduire pour les consommateurs par une expérience toujours plus simple, intuitive et personnalisée. Le numérique bouleverse ainsi la donne stratégique en faisant disparaître l’arbitrage entre routine et personnalisation. Et si les entreprises veulent rester compétitives, elles doivent s’aligner sur ces nouvelles pratiques.

Quelles conclusions tirer de tout cela ? D’abord, c’est une bonne nouvelle du point de vue de la croissance économique. L’extension du domaine de la routine permet de générer encore plus de gains de productivité, qu’il faut maintenant apprendre à redistribuer aux clients (sous la forme de prix plus bas) et aux travailleurs (sous la forme de conditions de travail améliorées).

Par ailleurs, les tâches routinières ont toujours tendance à se commoditiser, tant elles sont faciles à observer et à répliquer pour les concurrents. Quand une partie de l’activité devient plus routinière, les entreprises en présence finissent toujours par se faire concurrence sur la partie non routinière de leur activité — toutes les tâches où les interactions fréquentes avec les clients brisent la routine et obligent à investir dans des qualités plus difficiles à routiniser : l’écoute, la disponibilité, l’empathie, l’humour, etc.

Encore une fois, tout ça est une bonne nouvelle : pour les clients, qui peuvent s’attendre à être de mieux en mieux servis par des entreprises rivalisant d’empressement auprès d’eux ; surtout, pour l’ensemble de l’économie, puisque les tâches non routinières sont aussi celles qui créent le plus d’emplois.

La routine, remise en question

Pendant longtemps la distinction entre les tâches routinières et non-routinières était riche de sens. On peut, disait-on, automatiser les tâches routinières, alors que les non-routinières ne peuvent l’être. Les robots et l’intelligence artificielle vont occuper tout le terrain de la routine, et il restera aux humains la non-routine…

Mais cette distinction n’est plus aussi pertinente qu’avant. L’intelligence artificielle ne ressemble en rien à l’intelligence humaine. Faute de “comprendre” et “raisonner”, elle se contente de “scanner” des quantités immenses de données et de calculer “bêtement”. Or ce type d’intelligence réussit à merveille certaines tâches réputées non-routinières. Ainsi, l’IA fait des diagnostics médicaux fiables en compilant des millions de cas médicaux comme aucun médecin ne peut le faire. En somme, l’intuition et l’expérience, que l’on pensait si précieuses, sont dépassées par l’exploitation des big datapar l’IA.

A l’inverse, certaines tâches réputées routinières ne sont pas faciles à automatiser. Par exemple, le travail effectué par les personnels de ménage ne pourrait être automatisé qu’à grands frais par de multiples robots ultra sophistiqués. Autant dire, qu’il ne sera pas automatisé avant longtemps.

La routine risque donc d’être encore bien chahutée, rompue, et redéfinie par la transition numérique. Frederick Taylor en perdrait son latin !

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