Walmart : un géant en pleine crise d’identité

22 février 2016 - Auteur : Laetitia Vitaud

ou de la difficulté de changer de modèle dans un monde nouveau

Walmart, le géant mondial de la distribution et plus grand employeur privé au monde, semble être entré en crise. L’entreprise a récemment annoncé des estimations de revenus à la baisse pour l’an prochain ; elle a fermé près de 150 magasins au cours de l’année 2015 ; parce qu’elle a choisi d’augmenter les salaires de ses employés sous-payés, le cours de l’action a baissé en bourse ; les médias semblent se délecter de la “crise” qui frappe Walmart, tandis que les géants du numérique que sont Amazon et Alibaba ne cessent de se renforcer.

 

On compare souvent le distributeur dominant du 20ème siècle, Walmart, au distributeur dominant du 21ème siècle, Amazon. Leur valeur de marché est aujourd’hui comparable, mais il existe une différence de taille : le géant du 21ème siècle a besoin de beaucoup moins de capital pour atteindre une valeur identique. Walmart a eu besoin de 150 milliards de dollars de capital pour devenir dominante, tandis qu’Amazon n’a eu besoin “que” de 35 milliards pour atteindre la même valeur. C’est avec beaucoup moins de capital physique et financier que les entreprises “asset light” du 21ème siècle accomplissent des prouesses.

Walmart est encore très loin du déclin. Mais l’entreprise est l’archétype de l’empire commercial du 20ème siècle qui lutte tant bien que mal pour se réinventer au 21ème siècle. (McDonald’s est l’autre exemple que l’on cite souvent.) Malgré des succès indéniables, Walmart n’a pas encore trouvé la “formule magique” qui la fera prospérer tout autant dans notre économie de plus en plus numérique. Et, surtout, on ne sait plus très bien ce que l’entreprise incarne.

Walmart incarne profondément le 20ème siècle

Rarement une entreprise n’aura autant marqué l’économie du 20ème siècle et influencé les habitudes de consommation des Américains. Fondée en 1962 par le légendaire Sam Walton, Walmart a son siège dans l’Arkansas, l’un des Etats américains les plus pauvres des Etats-Unis. En moins de 5 décennies, Sam Walton et sa famille ont bâti un empire d’une taille gigantesque, qui a bouleversé en profondeur l’univers de la distribution. Avec plus de 11 000 magasins dans plus de 27 pays, Walmart emploie 2,2 millions de personnes dans le monde —l’entreprise est le premier employeur privé au monde— et réalise un chiffre d’affaires d’environ 485 milliards de dollars (CA de 2015)

Il y a dix ans exactement paraissait The Wal-Mart Effect, essai du journaliste Charles Fishman qui décrit les effets locaux et globaux du géant américain de la grande distribution. Fishman parle de Walmart comme de l’entreprise privée la plus importante du siècle : pour lui, Walmart échappe aux règles du capitalisme et, déployant toute sa puissance, crée ses propres règles. Parmi les nombreux effets provoqués par le développement de Walmart, on peut citer la “suburbanisation” (l’exode des classes moyennes vers les banlieues pavillonnaires à la périphérie des villes), la chute des prix des produits du quotidien, la faillite des commerces locaux, la paupérisation des producteurs, une pression à la baisse sur l’inflation et les salaires, la pollution due à la production intensive de certains produits (Fishman explique sur une centaine de pages comment Walmart a causé l’intensification de la culture du saumon, dont le Chili est devenu le premier producteur grâce à (à cause de) Walmart).

 

McDonald’s incarne la “malbouffe” et est accusée d’être responsable de la hausse de l’obésité dans le monde. Walmart incarne quant à elle le phénomène des working poor et est accusée d’avoir appauvri et fragilisé les classes moyennes américaines. L’économiste Paul Krugman cite souvent l’entreprise quand il explique la hausse des inégalités aux Etats-Unis : quand General Motors était le premier employeur américain (dans les années 1950 et 1960), les travailleurs des classes moyennes étaient syndiqués et bien payés, avaient une assurance santé et pouvaient envoyer leurs enfants à l’université ; à l’inverse, depuis que Walmart est le premier employeur du pays, les travailleurs des classes moyennes sont sous-payés, non représentés par des syndicats, dépendent du gouvernement fédéral pour un semblant d’assurance santé, et ne rêvent même plus d’envoyer leurs rejetons à l’université.

Always Low Prices. Always.” La promesse qui a fait le succès de Walmart.

Avant de devenir la cible de toutes ces attaques, Walmart incarnait surtout, aux yeux des consommateurs, une promesse claire et toujours tenue : “Toujours des prix plus bas. Toujours” a été le slogan très simple de Walmart pendant des décennies. Cette promesse est la clé de son succès. De son vivant, Sam Walton a toujours défendu cette promesse à tous les niveaux de l’entreprise : il n’aimait pas le gaspillage et, pour le contenir, il est parvenu à comprimer les coûts au sein de l’entreprise, de la production à la distribution en passant par la logistique. Walton est régulièrement cité comme l’un des hommes les plus influents de l’histoire économique américaine. Le succès de son autobiographie, Made in America, parue en 1985, illustre bien le rôle qu’il a joué dans la culture populaire américaine. Le thrift, après tout, est une valeur profondément américaine ; on la traduit en français soit par “économie”, soit pas “radinerie”, ce qui montre bien que ce n’est pas du tout une valeur positive dans notre pays !

 

Les raisons de l’immense popularité de Walmart sont à l’intersection entre la valeur du thrift et la frénésie de consommation des Trente glorieuses. Les magasins Walmart, situés dans les petites villes plutôt que les grands centres urbains, étaient l’expression de ces valeurs américaines “sel de la terre”, qui mettaient en avant le “Made in America” à des prix accessibles à tous. Grâce à Walmart, nul besoin d’acheter des produits étrangers pour joindre les deux bouts ! Les Américains ont donc longtemps considéré Walmart comme le champion de leur pouvoir d’achat, et leur attachement à la marque est loin de s’être éteint. Si vous voulez de la “value for money”, c’est Walmart qui vous la donnera.

Cette promesse des plus bas prix a longtemps conditionné l’ensemble de la stratégie de l’entreprise. La politique salariale (y compris au niveau managerial), la puissance logistique, le choix de développer sa propre flotte de transport : TOUT était conditionné à cette promesse. La promesse de Walton était affirmée, en interne comme en externe, comme une mission de service public. Elle a permis la démocratisation de bon nombre des objets de consommation représentatifs de l’après-guerre. Loin d’être perçue comme l’instrument d’une paupérisation des classes moyennes, elle a longtemps été considérée comme l’expression d’une empathie pour le consommateur ; tous, employés et cadres, étaient au service de cette promesse de création de valeur pour le client.

 

Ce n’est qu’en 2007 que Walmart a abandonné son slogan historique. A cette époque, l’entreprise n’était déjà plus perçue comme l’instrument de la défense des bonnes valeurs américaines, mais de plus en plus associée à des menaces terrifiantes. Dans une économie globalisée, les prix bas de Walmart impliquaient la délocalisation des emplois industriels dans les pays moins développés, la paupérisation des classes moyennes et la baisse de l’influence politique des travailleurs américains. Walmart est devenue la cible privilégiée des campagnes de mobilisation en faveur de la hausse du salaire minimum aux Etats-Unis. Pour beaucoup d’observateurs, Walmart n’est viable que parce que son modèle est subventionné par l’Etat : en particulier, les travailleurs les moins payés bénéficient de Medicaid, dispositif public d’assurance maladie réservé aux plus pauvres. Walmart n’est plus en phase avec son temps.

La question des salaires est l’expression de la crise d’identité de Walmart

 

Depuis que l’on parle de la hausse des inégalités et de la paupérisation des classes moyennes —l’économiste français Thomas Piketty a grandement contribué à cette discussion—, plusieurs mouvements se sont développés aux Etats-Unis en faveur d’une hausse du salaire minimum fédéral. De nombreux Etats ont déjà relevé leur salaire minimum (les différences sont grandes entre Etats), et les chaînes de restauration rapide se sont empressées de faire mine d’embrasser les hausses de salaires. Mais peu d’entreprises ont 2,2 millions de salariés (c’est la taille de l’armée chinoise), dont 1,4 millions aux Etats-Unis. Parce que Walton a construit son empire grâce à une compression perpétuelle des coûts, la hausse des salaires n’est pas dans l’ADN de Walmart, plus connue pour sa répression des syndicats (le union-bashing). Alors que les grandes entreprises payent normalement plus leurs employés que les PME, Walmart les a toujours payés moins. Toujours.

Mais refuser de changer, c’est se condamner à finir comme un dinosaure. L’image de Walmart, considérablement dégradée par des scandales de corruption (dont un au Mexique en 2014), ne peut longtemps souffrir qu’on associe la marque avec la maltraitance des travailleurs. (C’est le sujet d’un célèbre livre d’une journaliste, Barbara Ehrenreich, Nickel and Dimed). En avril 2015, Walmart a donc annoncé qu’elle allait augmenter les salaires de ses employés, qui recevront dorénavant tous plus de 9 dollars de l’heure. En février 2016, ces salariés recevront même 10 dollars de l’heure, soit un tiers de plus que le salaire minimum fédéral. Pour amortir le choc sur sa masse salariale, Walmart a annoncé le 15 janvier dernier son choix de fermer un certain nombre de magasins aux Etats-Unis (ceux de la chaine “Walmart Express”).

Le choix stratégique d’augmenter les salaires de ses collaborateurs est une réaction à la situation de marché du travail américain, où il est plus difficile de recruter aujourd’hui. Walmart souhaite augmenter la productivité de ses salariés, leur laisser plus de “liberté pour innover” et améliorer la qualité de l’accueil dans des magasins, qu’elle espère rendre plus attractifs pour des consommateurs plus aisés. L’entreprise dit aujourd’hui que l’augmentation des salaires est prioritaire par rapport à la baisse des prix. En octobre 2015, Walmart a annoncé que les bénéfices attendus en 2017 seraient en chute de 6 à 12%, essentiellement à cause des hausses de salaires ; à la suite de cette annonce, le cours en bourse a baissé de 10%, ce qui représente la plus grosse baisse depuis 1988.

Ces choix montrent que Walmart réagit aux situations plutôt que de les causer, comme elle le faisait autrefois. L’image de Walmart reste aujourd’hui plutôt négative auprès des consommateurs. Bien que mieux payés qu’auparavant, les employés de Walmart restent majoritairement pauvres et exposés à une grande insécurité économique. Il n’est pas certain que les augmentations salariales améliorent substantiellement l’image de l’entreprise.

Walmart n’a plus d’identité claire aujourd’hui. Le service et l’empathie pour le consommateur ne sont pas à la hauteur de ceux d’Amazon, dont le message est très clair sur l’absence de bénéfices (i.e. marges nulles pour maintenir les prix bas). Que représente Walmart aujourd’hui? Les consommateurs d’aujourd’hui, même les moins riches, cherchent davantage les expériences que les produits. Walmart subit douloureusement la concurrence d’Amazon qui s’est lancée dans la livraison de produits frais le jour même, et celle des autres grandes chaînes de grande distribution, principalement Costco, qui a vu son chiffre d’affaire croître l’an dernier. Walmart ne manque pas de ressources. Disparaîtra-t-elle avec l’économie de la consommation de masse du 20ème siècle, ou bien parviendra-t-elle à reprendre l’initiative ?

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