Uber: une crise peut-elle transformer la culture d’une entreprise?

19 juin 2017 - Auteur : Laetitia Vitaud

Aujourd’hui valorisée à près de 70 milliards de dollars, Uber est la société non cotée la plus en vue du moment. En à peine sept ans d’existence, elle s’est développée dans 76 pays et a réalisé plus de six milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2016. Le phénomène est tel qu’Uber influence désormais la manière dont nous pensons l’économie. Dans le monde des entrepreneurs, les “pitches” présentant les nouvelles startups comme le “Uber de X” sont presque devenus des clichés. Quant au verbe “ubériser”, il est entré dans le dictionnaire Robert publié en mai 2017, défini comme le fait de “transformer un secteur d’activité avec un modèle économique innovant tirant parti du numérique”.

En poussant à son niveau le plus abouti le modèle de plateforme à deux faces étudié par l’économiste Jean Tirole (les chauffeurs d’un côté, les passagers de l’autre), Uber est devenue  le symbole d’une nouvelle économie de l’intermédiation entre l’offre et la demande, non sans susciter des inquiétudes sur la précarisation du travail et sur la condition des travailleurs indépendants, notamment des auto-entrepreneurs. En France, ces débats sont devenus si vifs qu’ils ont même suscité la création d’un “Observatoire de l’ubérisation”, dont le président dirige également la Fédération des auto-entrepreneurs.

Uber a toujours été un objet de débat. On ne peut croître à une telle vitesse, bouleverser plusieurs secteurs d’activités et inventer des nouveaux modèles économiques sans inspirer de multiples controverses et oppositions. Travis Kalanick, PDG emblématique d’Uber, inspire depuis des années de l’admiration pour son “génie” stratégique et son ambition, mais aussi de la défiance envers son arrogance et ses nombreuses maladresses.

Car Uber a toujours déjoué les règles. En construisant un empire du transport en s’appuyant sur des chauffeurs indépendants, il a permis la croissance exponentielle d’un phénomène planétaire, qui n’aurait pas dépassé le stade de la petite (ou moyenne) entreprise de transport s’il avait fallu acheter des flottes de véhicules et embaucher des chauffeurs salariés. En infligeant une concurrence frontale au secteur des taxis, Uber a remis en cause des protections et réglementations en place : pour croître, il a fallu se jouer de ces réglementations et parfois les ignorer. Tout cela explique la situation paradoxale dans laquelle Uber se trouve aujourd’hui.

D’un côté, on comprend pourquoi la culture d’Uber, construite au fil des années et des épreuves, est nécessairement faite d’agressivité, d’audace, de mépris pour le statu quo et d’ambition impérialiste. Sans cette culture, Uber n’existerait pas. Mais de l’autre côté, alors que l’entreprise affronte les épreuves les plus difficiles de son histoire — des scandales à répétition, des procès en propriété intellectuelle, des échecs politiques et juridiques, et des accusations de harcèlement sexuel —, la  même culture est aussi accusée de tous les maux. Des dizaines de dirigeants ont été congédiés ou sont partis d’eux-mêmes, Travis Kalanick lui-même vient de partir en congé pour une “durée indéterminée”. Il est désormais devenu prioritaire pour Uber de transformer sa culture machiste et agressive pour la rendre plus éthique, plus transparente, plus juste et plus inclusive. Mais peut-on transformer du jour au lendemain la culture d’une entreprise ? Est-ce que le départ de quelques dirigeants peut permettre une tabula rasa culturelle ?

Uber affronte aujourd’hui une crise sans précédent

Les crises font partie du quotidien d’Uber depuis les débuts de son histoire. Elles ont représenté autant de défis techniques, politiques, réglementaires, et commerciaux qu’il s’agissait de relever les uns après les autres. En grandissant, Uber a enrôlé des armées de juristes, de lobbyistes et de communicants pour surmonter tous les obstacles placés sur son chemin. L’entreprise n’a certes pas gagné dans toutes les villes ; mais elle a investi sur le long terme et entrepris un travail de longue haleine pour avancer ses pions face à ses adversaires.

Bien que la succession des crises soit pour ainsi dire dans l’ADN d’Uber, celles que l’entreprise affronte depuis quelques mois sont d’une gravité sans précédent. En début d’année, le retrait d’Uber du marché chinois a représenté pour Travis Kalanick un échec cuisant et la remise en cause de l’idée que le gagnant prend tout le marché (“winner-takes-all”) – même si l’alliance conclue avec le concurrent chinois Didi a constitué une opération très positive.

Ensuite est venue l’accusation par l’entreprise Waymo, la filiale d’Alphabet en charge du développement des voitures autonomes, de vol de propriété intellectuelle. Un ingénieur d’Uber, ancien de chez Google, est en effet accusé d’avoir utilisé des technologies de Google dans le développement des projets d’Uber. Or, selon Travis Kalanick lui-même, si Uber perd son avance dans la course aux voitures autonomes, alors l’entreprise risque de ne pas avoir d’avenir du tout. Le développement des véhicules autonomes et la manière dont ils vont bouleverser les modèles des plateformes de transport comme Uber et Lyft sont en effet considérés comme un enjeu stratégique majeur. L’arrivée massive des véhicules autonomes dans la circulation urbaine pourrait remettre à zéro les cartes d’aujourd’hui et voir émerger de nouveaux géants. Le principal concurrent américain d’Uber, Lyft, a d’ailleurs saisi l’opportunité des difficultés d’Uber pour former un partenariat avec l’entreprise Waymo et tâcher de damer le pion à Uber.

Si elle peut sembler inébranlable, la position d’Uber est donc néanmoins fragile. Aucune position, si dominante semble-t-elle, n’est éternelle dans l’économie numérique. Et cela tient en grande partie à des enjeux culturels. Un article récent du magazine Wired accuse la culture d’entreprise d’Uber de compromettre son avenir dans les voitures autonomes (“Uber’s culture problems could sink its self-driving future”) : d’après l’auteur, le succès dans les voitures autonomes nécessite de travailler à plusieurs, car aucun acteur isolé ne peut relever ce défi seul. Or quelle entreprise accepterait de s’associer à une entreprise dont la réputation est négative ? Qui voudrait d’un partenaire à la culture toxique ?

La culture d’entreprise d’Uber est sous le feu des attaques

La principale crise, pourtant n’est pas là. L’essentiel des problèmes d’Uber aujourd’hui viennent de son rapport aux femmes. Dans un billet paru en février 2017 et rapidement devenu viral, Susan Fowler, ancienne ingénieure chez Uber, décrit par le menu une organisation à la culture machiste, où le sexisme est institutionnalisé. Elle y fait le récit des épisodes de harcèlement dont elle a été la victime, qui n’ont suscité à l’époque aucune réaction significative des managers de l’entreprise. C’est même avec la complicité de la direction des ressources humaines, explique-t-elle, que les ingénieurs “rockstars” de l’entreprise ont pu faire disparaître les accusations de harcèlement dont ils faisaient l’objet. Le billet de Susan Fowler a reçu un accueil retentissant : il a libéré la parole de nombreuses ingénieures d’Uber qui avaient jusque là tu leurs griefs pour se protéger ; plus généralement, il a mis sur le devant de la scène le sujet du sexisme dans la Silicon Valley.

Comme toute entreprise numérique, Uber peine à recruter des collaborateurs de talent et le turnover y est élevé. Or on découvre que les dirigeants y sont responsables d’un coûteux gaspillage de ressources humaines et qu’ils abîment non seulement la marque employeur mais aussi la marque utilisateur : la campagne #DeleteUber a gagné en vigueur après les accusations de sexisme de Susan Fowler et 500 000 utilisateurs auraient cessé d’utiliser l’application suite à cela. Dans un article paru dans GQ le même mois, un portrait sans pitié de Travis Kalanick était publié où l’on apprend que Kalanick s’est donné le surnom de “Boob-er” pour décrire l’effet que le succès d’Uber a eu sur sa capacité à séduire les femmes (“Boob” veut dire “seins”). A bien des égards, ce scandale n’a pas été sans rappeler le “pussygate” qui a frappé le candidat Donald Trump quelques semaines avant l’élection présidentielle américaine…

Et si on transformait la culture d’entreprise

Peu après la parution du billet de Susan Fowler et la traînée de poudre qu’il a laissé derrière lui, Travis Kalanick a promis publiquement qu’une enquête serait menée, que la culture machiste n’avait pas sa place dans l’entreprise et que l’entreprise surmonterait ce défi comme elle a surmonté tous les défis qui se sont présentés sur son chemin jusqu’ici. On a donc confié la rédaction d’un rapport sur le sujet à Eric Holder, ministre de la justice des Etats-Unis sous le président Obama et aujourd’hui avocat spécialisé dans la lutte contre les discriminations.

Les conclusions de cette enquête ont été rendues publiques en juin 2017. Dans un document de 13 pages, Holder dresse une liste de recommandations. Le “ton” donné par le sommet de l’entreprise doit changer pour qu’une culture émerge qui permet confiance et transparence. Voici quelques-unes des idées proposées dans le rapport :

  • Revoir et corriger les responsabilités de Travis Kalanick. Un Chief Operating Officer pourrait être recruté pour travailler aux côtés du CEO.
  • Adopter une politique de tolérance zéro quand il y a plainte de discrimination ou de harcèlement, même lorsque l’employé en question est un “très performant” par ailleurs.
  • Rendre plus visible le dirigeant en charge de la diversité chez Uber pour démontrer l’engagement de l’entreprise sur le sujet. L’entreprise pourrait également ajouter un comité consultatif sur le sujet de la diversité.
  • Publier régulièrement les statistiques concernant la diversité des ressources humaines de l’entreprise pour que le public puisse comparer les résultats aux engagements pris.
  • Evaluer les managers à l’aune de leur capacité à assurer la diversité de leurs équipes et la conformité des mesures aux engagements pris, et de leur réactivité aux plaintes des employé(e)s.
  • Restructurer le conseil d’administration de manière à ajouter des membres qui pourraient assurer la surveillance du management d’Uber.
  • Exiger des hauts dirigeants qu’ils se fassent coacher. De plus, les jeunes managers nouvellement recrutés pourraient également recevoir une formation exigeante sur les sujets culturels.
  • Cibler des sources de talents plus diversifiées au recrutement, anonymiser les CV au moment du sourcing et adopter une version de la “règle Rooney” (« Rooney Rule« ), qui oblige à systématiquement interviewer un candidat d’une “minorité” pour chaque poste de management qui s’ouvre. (On doit le concept à la ligue nationale de football américaine).
  • Enoncer des règles claires en matières de relations de travail : les relations amoureuses entre collègues devraient être strictement prohibées.
  • Assurer un audit complet des pratiques en matière de paie et assurer la conformité avec la législation des Etats et de l’Etat fédéral en matière d’égalité salariale.

D’ores et déjà, une vingtaine de hauts dirigeants ont été poussés vers la sortie (ou sont partis d’eux-mêmes), parmi lesquels le Chief Finance Officer …. Jamais Uber n’avait été autant ébranlé dans son organisation et ses ressources humaines. Travis Kalanick a également annoncé qu’il allait prendre un congé “pour une durée indéterminée”, suite au décès tragique de sa mère dans un accident de bateau. C’est donc presque toute l’équipe dirigeante de l’entreprise qui sera ainsi remplacée dans les mois qui viennent. Uber a donc une occasion unique de transformer la culture toxique qui a causé tant de tort à l’entreprise.

Mais est-ce que la culture d’entreprise peut se changer d’un coup de baguette magique ?

Lors du conseil d’administration réuni pour agir sur les recommandations du rapport de Eric Holder, un incident remarquable s’est produit. Alors que la seule femme présente (Arianna Huffington) a déploré qu’il n’y ait pas une deuxième femme pour faire poids, un autre membre s’est empressé de faire une plaisanterie sexiste : il a suggéré que le conseil serait noyé par les “bavardages” s’il y avait plus de femmes. L’auteur de cette plaisanterie douteuse, David Bonderman, s’est empressé de démissionner. Mais l’anecdote est néanmoins révélatrice : un conseil composé d’hommes échange des plaisanteries sexistes même lorsqu’il discute de la culture sexiste de l’entreprise. Elle illustre aussi la difficulté qu’il y a à “décréter” une transformation culturelle.

En effet, l’équipe dirigeante de l’entreprise, qui a évidemment contribué à créer la culture actuelle, n’est finalement que la partie émergée de l’iceberg. La culture est présente dans toute l’organisation, l’ensemble de ses process, ses espaces de travail et sa manière de recruter. La décapitation ne transforme pas le reste du corps (si elle ne le tue pas).

En réalité, ce sont toutes les entreprises numériques qui sont mises en cause au passage. On les accuse de recourir à des modalités de recrutement marquées par des biais de genre profonds. Pour affirmer leur culture de “bro-grammer” (néologisme composé de “bro” qui veut dire “frère” et “programmer”), tant décriée aujourd’hui, ces entreprises ont développé tout un univers visuel et des codes qui sont accusés d’agir comme un repoussoir pour les femmes. Par exemple, l’ambition de recruter des “rockstars” (terme utilisé pour désigner les ingénieurs de très haut niveau) est mise en cause : des études sérieuses ont montré que les mots utilisés dans les annonces n’étaient pas neutres. Les termes de “rockstar” et de “ninja”, si courants dans les startups de la Silicon Valley, sont souvent donnés en exemples.

 

Pour espérer changer la culture de l’entreprise, il faudrait que le poids des femmes soit significativement plus important. Or le recrutement de centaines de femmes ingénieures est une tâche de longue haleine, un défi qui ne sera pas relevé en un jour. Au-delà d’Uber, la culture des entreprises numériques et ses dérives est aussi un enjeu pour tout l’écosystème de la Silicon Valley. Il faudra s’y mettre tous ensemble – monde de l’éducation, entreprises, startups, recruteurs – pour transformer peu à peu la culture des “bro-grammers” de l’économie numérique !

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