RH : Peut-on vraiment se passer des évaluations annuelles ?

14 juin 2017 - Auteur : Laetitia Vitaud

Depuis quelques années, il est à la mode de remettre en questions les process RH traditionnels accusés d’être le reflet de modes d’organisation passés. Les organisations, de plus en plus plates et agiles, se doivent de fluidifier tous leurs process! Les évaluations annuelles ne font pas exception.

On les dit obsolètes car subjectives et inefficaces. Ces évaluations annuelles peuvent même être instrumentalisées à des fins politiques pour écarter des employés “gênants” : c’est ainsi que les managers d’Uber ont récemment utilisé l’outil pour écarter les ingénieurs femmes qui se plaignaient de misogynie voire de harcèlement au sein d’équipes majoritairement masculines…

Par ailleurs, les carrières sont de plus en plus chaotiques et accélérées. L’économie numérique a redéfini notre rapport au temps. La fréquence annuelle ne semble donc plus pertinente : un an dans la vie d’une entreprise numérique, c’est une éternité ! Lorsque le turnover est élevé, comme dans toutes les jeunes entreprises, ou lorsque les effectifs évoluent rapidement, des évaluations beaucoup plus fréquentes deviennent nécessaires.

Beaucoup d’entreprises mettent en place des outils de mesure de la performance plus sophistiqués, parfois des indicateurs multiples. Pourquoi, dans ces conditions, se contenter d’une évaluation subjective et limitée ? A l’ère des big data, quand tout peut être mesuré, il devient possible d’affiner la compréhension et la mesure de la performance.

C’est pourquoi, on préconise de plus en plus l’évaluation continue en lieu et place du rituel annuel, la prise en compte d’indicateurs multiples, l’évaluation à 360 degrés ou encore d’autres outils réputés moins subjectifs et limités. Google montre la voie en utilisant les big data dans les ressources humaines. Mais peut-on vraiment se passer des évaluations rituelles traditionnelles ?

Les évaluations annuelles ont mauvaise presse

“Si vous apprenez quelque chose lors de votre évaluation annuelle, c’est que votre supérieur n’a pas fait son travail depuis 12 mois !”, explique-t-on dans cet article intitulé “L’évaluation annuelle, c’est out”. La fréquence annuelle est inopérante si l’on veut aider ses salariés à développer leurs compétences. Il est impensable de dire à un employé qu’il fait fausse route depuis des mois si on ne lui a pas donné l’occasion de rectifier son approche bien en amont. Pour de nombreux professionnels des RH, seule une gestion continue de la performance peut permettre de développer les talents.

Obsolètes, les évaluations à l’ancienne ?

Les cycles professionnels sont d’ailleurs devenus beaucoup plus courts. Il n’était pas rare autrefois qu’un employé reste vingt ans dans la même entreprise. Aujourd’hui, c’est devenu l’exception. Par ailleurs, le CDD est devenu la règle pour les embauches : l’an dernier, plus de 85% des embauches ont été faites en CDD. Même en CDI, les ruptures de contrat sont plus fréquentes : ainsi, 36,5% des CDI conclus en 2011 n’existaient plus un an après. Plus de 50% des CDI ont été rompus au bout de deux ans… et près de 60% au bout de trois ans !

Alors que les startups deviennent un choix de carrière de plus en plus fréquent pour les actifs de la génération Y, un changement de rapport au temps dans la gestion des ressources humaines s’est imposé à toutes les entreprises. Les rituels RH typiques des entreprises de l’économie fordiste paraissent de plus en plus archaïques.

Les géants du numérique, obsédés par les big data et la définition d’indicateurs multiples de performance, sont à l’origine de nombreuses innovations dans l’évaluation des ressources humaines. C’est le sujet du livre Work Rules! de Laszlo Bock, qui a dirigé les RH chez Google pendant plusieurs années. Jugeant les évaluations annuelles insuffisantes et trop chronophages, Google a adopté au début des années 2000 un système sophistiqué appelé OKR (“Objectives and Key Results”) intégrant de nombreux paramètres quantifiables que les employés définissent eux-mêmes.

Enfin, les évaluations annuelles ont récemment été sous le feu de critiques virulentes à l’occasion de la publication du billet de Susan Fowler, ingénieure chez Uber pendant un an. Elle y fait le récit de son expérience ubuesque dans une entreprise où la misogynie est institutionnalisée… et jamais contrée par le département des ressources humaines. Pour ne pas entraver les “stars” masculines d’Uber, les RH utilisent les évaluations annuelles comme un moyen d’écarter les employés incommodants, dont les femmes comme Fowler qui se sont heurtées aux pratiques machistes de leurs collègues hommes. Le billet a fait grand bruit et forcé le PDG, Travis Kalanick, a jurer que la misoginie n’avait pas sa place dans l’entreprise et qu’une enquête serait faite…

Pourquoi Facebook a décidé de garder les évaluations annuelles

Pourtant, l’évaluation annuelle n’a pas dit son dernier mot. Dans un article publié récemment dans la prestigieuse Harvard Business Review, des managers de Facebook expliquent pourquoi leur entreprise a décidé de conserver ces évaluations. D’après eux, on doit revenir aux “fondamentaux” : l’évaluation annuelle, si elle est bien faite, reste le moins mauvais des systèmes. S’il a fonctionné pendant si longtemps, ce n’est pas sans raison.

D’après une étude menée par Facebook, 87% des employés souhaitent que le système d’évaluation soit préservé. Le département des ressources humaines a donc décidé de le conserver… en l’adaptant un peu. Aucun manager ne peut prendre une décision RH seul. Le système incorpore aussi une évaluation par les pairs. Des analystes extérieurs s’assurent qu’il n’y a pas de biais inconscient dans les évaluations. Enfin, le système inclut une “formule” pour déterminer les compensations associées à la performance mesurée. Cette “formule” ne peut pas être modifiée par un manager isolé.

Facebook fait partie des rares entreprises à avoir publiquement vanté les vertus des évaluations rituelles. Renonçant à passer à une évaluation “en temps réel”, Facebook a finalement opté pour une évaluation bi-annuelle. Aucun système n’est parfait. Pour fonctionner il doit surtout être en phase avec la culture de l’entreprise.

Lori Goler, « VP People » chez Facebook

Quand on supprime les évaluations formelles, les systèmes mis en place deviennent des sortes de “boîtes noires”, qui souvent privent les employés de tout moyen de prendre la parole. Ils acceptent alors beaucoup moins bien les décisions les concernant (l’absence d’augmentation ou de promotion, par exemple). Si, à l’inverse, les évaluateurs sont crédibles et le process clair et juste, alors les décisions RH sont pleinement acceptées. Les employés n’ont alors pas l’impression que les décisions sont prises derrière leur dos.

Les managers de Facebook affirment vouloir contribuer à la création d’une culture de transparence et d’équité qui permet de faire des évaluations un outil de développement individuel. Quand les employés reçoivent un feedback incessant, le trop-plein d’informations peut avoir un effet paralysant. Si une partie du feedback est négative, ils peuvent avoir tendance à trop se focaliser sur des points de détail et laisser l’arbre cacher la forêt. Les évaluations rituelles, en revanche, les aident à sélectionner l’information essentielle et à comprendre les priorités sans se laisser submerger par les points de détail.

Le défi consiste à créer une culture de la curiosité vis-à-vis de ces évaluations afin qu’ils deviennent des aides au développement. Une culture qui récompense le développement permet de faire de ces évaluations une bonne occasion d’apprendre. Si l’on sait que la performance n’est pas intrinsèque à l’individu, que les capacités ne sont pas fixes mais susceptibles de croître sur une période de temps, alors les évaluations rituelles restent le moins mauvais des systèmes.

Conserver les évaluations annuelles ou bi-annuelles ne signifie pas qu’il faille se contenter du système rudimentaire et subjectif dont s’accommodent de nombreuses entreprises. L’exemple de Facebook montre qu’on peut conserver le meilleur des pratiques RH traditionnelles tout en l’enrichissant de contrôles extérieurs et d’évaluations par les pairs.

D’un point de vue anthropologique, les rituels sont des “fictions collectives” qui ont une double fonction : ordonner la nature et apporter de l’apaisement. Dans une entreprise, c’est un enjeu fondamental pour la cohésion du groupe et le développement des individus au sein du groupe. Les rituels servent de ciment à la communauté. On ne peut pas s’en passer.

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