Le numérique dans l’assurance n’est-il que décoration?

22 février 2015 - Auteur : Laetitia Vitaud

Dans le monde de l’assurance, on éprouve un certain sentiment de suspicion vis-à-vis du numérique. Au problème des systèmes d’information hérités s’ajoute celui des ressources humaines héritées. Ainsi, Axa n’a pas moins de 12 000 agents généraux en France, qui sont autant de raisons de ne pas développer en France la vente en ligne de contrats d’assurance et autant de raisons de ne pas faire du numérique autre chose qu’une vitrine destinée à inciter les internautes à aller voir un agent. Pourtant, les bouleversements provoqués par l’économie numérique ne pourront laisser intacte la filière traditionnelle de l’assurance. Non seulement la vente en ligne devrait augmenter dès cette année, suite à un changement législatif, mais le changement paradigmatique imposé par la révolution numérique ne pourra plus être ignoré longtemps.

 

friendsurance

 

Le numérique est-il une fausse promesse pour les assurés ?

La France ne réalise que 4% des ventes en ligne, contre environ 70% au Royaume-Uni. 

La loi de “résiliation à échéance principale” explique en partie pourquoi la vente en ligne ne s’est développée que très lentement en France (les contrats d’assurance sont renouvelés automatiquement à l’échéance principale). Comme l’assuré ne met fin à son contrat d’assurance qu’à la date d’échéance, le taux de résiliation des contrats est beaucoup plus faible en France qu’au Royaume-Uni. Cela ne présente pas seulement des inconvénients pour les assurés puisque les primes y sont en moyenne beaucoup moins élevées. Le coût d’acquisition de nouveaux clients y est en effet amorti sur une période plus longue en France. En effet, le taux de résiliation annuel des contrats d’assurance auto n’est que de 14% en France en 2013 alors qu’il approche les 60% aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, où il est si fréquent de changer de contrat d’assurance qu’il est devenu beaucoup plus évident d’aller sur internet pour le faire.

La nouvelle loi Hamon pourrait stimuler la vente en ligne … et engendrer une hausse des primes.

En 2013, le ministre délégué à l’Economie sociale et solidaire, Benoît Hamon, a présenté un projet de loi sur la consommation, dont un article comprend une disposition sur la résiliation infra-annuelle des contrats d’assurance. Il prévoit de donner à l’assuré la liberté de résilier son contrat auto ou habitation à n’importe quel moment de l’année, au minimum un an après y avoir souscrit. L’objectif est de permettre aux assurés de mieux mettre en concurrence les compagnies et d’obtenir des offres plus attractives. Mais cette loi pourrait avoir des effets pervers pour les assurés. Pour préserver leur rentabilité et leurs parts de marché, les assureurs pourraient en effet choisir de segmenter leur marché plus finement pour individualiser davantage leur offre de contrats, et ainsi mettre en péril le principe de mutualisation. La hausse des coûts d’acquisition de nouveaux assurés pourrait mettre en péril le modèle économique français caractérisé par la faiblesse relative du churn (taux de résiliation) et contraindre les assureurs à finalement augmenter les primes. La vente en ligne sera probablement stimulée, mais les assurés risquent de devoir s’acquitter de primes plus élevées. La loi est également une aubaine pour les comparateurs, comme le prouve la situation du marché britannique, où la majorité des contrats sont souscrits via un comparateur.

Le développement des comparateurs en ligne ne signifie pas plus de transparence. 

Les comparateurs d’assurance qui prolifèrent sur internet sont l’une des manifestations de la digitalisation de la filière. Assurland, Les Furets ou Le Lynx ont vu croître très fortement le nombre de leurs utilisateurs. Leur proposition de valeur consiste à offrir aux utilisateurs un classement des produits d’assurance par prix et par garantie. Mais comme ils ne prennent pas en compte l’ensemble des clauses des contrats qu’ils prétendent comparer, la qualité de la comparaison a des limites évidentes. Les prix bas se hissent toujours en haut des listes, sans que la qualité du produit d’assurance soit effectivement à la hauteur. Une même “garantie” peut comporter beaucoup plus d’exceptions dans un contrat que dans un autre. Comme on peut le voir dans une étude publiée l’an dernier, l’autorité de régulation britannique, la FCA (Financial Conduct Authority), estime que les comparateurs en assurances dommages ne répondent pas aux attentes des clients et ne sont pas conformes aux standards réglementaires imposés par la FCA : les utilisateurs ne voient que le prix et la marque et sont moins attentifs aux termes et à la couverture de la police d’assurance. “Bien qu’un certain nombre de sites internet fournissent cette information, le niveau de transparence varie de manière significative d’un fournisseur à un autre”, explique la FCA. Ils sont par ailleurs rattachés à une compagnie d’assurance, et on peut légitimement les soupçonner, du moins dans le cas britannique, de ne pas être à l’abri de conflits d’intérêts pour ce qui est de la distribution des produits de leur propre marque.

Les compagnies d’assurance offrent déjà la souscription en ligne, mais les clients ne sont pas encore nombreux à souscrire en ligne.

Allianz et AXA (qui comptent à eux deux plus de la moitié des agents généraux en France), comme l’essentiel des compagnies d’assurance, offrent désormais le choix au client d’une souscription en ligne ou en agence. L’immense majorité des assurés choisit d’aller en agence, soit parce que l’expérience en ligne ne leur paraît pas suffisamment fluide et claire, soit qu’on les encourage à trouver conseil et service auprès d’un agent général. Les compagnies d’assurance semblent prêtes à faire les changements nécessaires pour passer d’une souscription en agence à une souscription en ligne.  Ainsi, Direct Assurances (une filiale d’AXA 100% directe) propose la souscription 100% en ligne depuis plusieurs années, tout comme Amaguiz, filiale de Groupama. Allianz a récemment annoncé qu’ils lançaient l’assurance habitation 100% en ligne et AXA a annoncé que tous ses contrats seraient disponibles en ligne fin 2015. Mais la crainte principale des assureurs n’est pas tant de changer de canal de distribution que de se faire doubler par les géants (ou nouveaux entrants) du numérique. En effet, si un client souhaite souscrire un contrat d’assurance en ligne, pourquoi choisirait-il de passer par la Macif, Allianz ou AXA s’il peut le faire sur Google ou Amazon, dont les plateformes lui sont familières et plus confortables ?

Mais le numérique est avant tout un changement de paradigme, auquel l’assurance ne pourra échapper : le défi du care dans l’assurance

L’approche user-centric, propagée par les géants du numérique et à laquelle les consommateurs se sont habitués, est absente de l’assurance. 

Aucun contrat d’assurance n’est conçu autour des besoins de l’individu. Les produits d’assurance sont conçus par des actuaires et ne “parlent” pas aux assurés. Ceux-ci sont peu nombreux à en maîtriser les détails car ils ne lisent jamais les centaines de pages de leurs contrats d’assurance. Les enquêtes montrent que 80% des assurés n’ont pas confiance dans leur assurance et n’y comprennent rien. Les 20% des sondés qui disent faire confiance à leur assurance ne comprennent pas davantage leur contrat.

Le numérique a fait du service client de qualité la norme plutôt que l’exception. 

La réussite d’une entreprise à l’âge entrepreneurial est même caractérisée par la capacité qu’aura cette entreprise à “servir un nombre de clients croissant de manière exponentielle au plus haut niveau de qualité”, comme le souligne un billet de Venture Hacks. Or, l’assurance est concentrée en amont et intégrée en aval autour de canaux de distribution qui sont tous antérieurs à l’ère numérique. La qualité de service de l’assurance n’est liée qu’au conseiller, au moment de la vente et au moment du sinistre. Or cette qualité de service-là, pour précieuse qu’elle est, ne peut pas être déployée suivant une croissance exponentielle (elle n’est pas “scalable”).

C’est parce qu’elle met l’accent sur la relation client que la Maif est régulièrement classée parmi les meilleures entreprises de la relation client (Podium de la Relation Client 2014).

La société est saluée pour sa réactivité et sa qualité de réponse. “La Maif se démarque par l’excellence dans la qualité d’exécution et sa relation avec les sociétaires. L’esprit mutualiste semble vraiment porteur de sens à la fois en interne pour motiver les collaborateurs et auprès des bénéficiaires des prestations”, remarque Arielle Bélicha-Hardy, directrice de l’expertise clientèle de TNS Sofres. La qualité du lien noué par la société avec ses assurés est particulièrement précieuse à l’ère du numérique et peut donner à la Maif une longueur d’avance dans le nouveau paradigme.

L’arrivée de nouveaux entrants du numérique sur le marché de l’assurance est inévitable. 

Un certain nombre de barrières à l’entrée protègent encore les compagnies en place (la résiliation). Mais les produits d’assurance vendus en très grand nombre, parfois avec des marges faibles (surtout dans la branche dommages), majoritairement à des particuliers, sont une cible de choix pour les nouveaux entrants de l’économie numérique. Les particuliers adhèrent fortement au changement de paradigme du numérique. La taille du marché et la faiblesse des marges sont deux défis que les géants du numérique savent affronter. C’est probablement avec des nouveaux entrants que l’assurance s’installera vraiment dans le nouveau paradigme.

Google ne cache pas son appétit pour le marché de l’assurance.

L’assurance est depuis longtemps un métier de  big data. Il est donc assez logique que Google, spécialisé dans la collecte de données et qui recrute les meilleurs analystes de données du marché,  se tourne vers le métier de l’assurance. Après avoir racheté le comparateur anglais BeatthatQuote, Google a lancé son propre comparateur sur le marché américain et promet à terme de développer sa propre offre d’assurance. En 2013, Google a certes échoué dans sa tentative de conquérir le marché français avec une offre de comparateur en ligne (Google l’a retiré au bout de trois mois, préférant se concentrer sur les marchés anglo-saxons), mais il est presque certain qu’ils reviendront à la charge en Europe.

Le défi de l’approche user-centric est relevé par les startups du numérique.

Hind Elidrissi, PDG de WeMind, une start-up qui ambitionne de bouleverser le marché de l’assurance par le care, explique que la logique à l’oeuvre dans l’assurance devrait être complètement inversée. “On assure son logement et sa voiture, des biens matériels, notamment pour protéger des tiers, alors qu’on devrait commencer par s’assurer soi même ! La branche dommages auto et habitation, parce qu’une partie est obligatoire, est dominante – alors que la branche vie est perçue, surtout par les assurés plus modestes, comme facultative et secondaire. Cela devrait être l’inverse”, explique Hind Elidrissi, une ancienne de chez Axa. Pleinement dans le nouveau paradigme user-centric, WeMind espère convaincre un certain nombre de compagnies d’assurance de les suivre dans cette démarche, pour permettre aux assurés de retrouver les “bonnes priorités” (c’est-à-dire eux-mêmes), de la transparence et du care. Le numérique va obliger à concevoir des produits plus compréhensibles et clairs pour les assurés. Le marketing de l’assurance en sera profondément transformé.

Le numérique est au coeur de l’opposition entre individualisation et mutualisation 

Si le numérique permet et nécessite une approche centrée sur l’individu, la stratégie de l’individualisation est tentante pour l’assurance.

Personnaliser l’offre peut passer par une segmentation plus fine du marché et une tarification différenciée en fonction des profils de risque. Mais cette approche met en péril le principe même de mutualisation des risques. Si l’on permet à un individu “moins risqué” de ne payer qu’à la hauteur du risque qu’il représente, alors cela signifie que les individus “à risque” devront s’acquitter de primes beaucoup plus élevées. Les expériences d’assurance collaborative, en levant l’anonymat des assurés, ont montré à quel point la tentation de l’individualisation pouvait être dangereuse. Les individus au comportement jugé inadéquat, comme les “Jonah” malchanceux, sont pointés du doigt par les membres de la mutuelle forcés d’en assumer les conséquences.

Une startup allemande, Friendsurance a développé un modèle d’assurance collaborative (crowdsourced insurance) assez convaincant et prouvé la maturité des modèles P2P dans l’assurance. 

Friendsurance propose aux internautes de s’assurer entre “amis”, tout en conservant un rôle pour les compagnies traditionnelles (il s’agit du principe de micro-mutuelle pour laquelle chacun des “sociétaires” s’engage à participer au remboursement d’un sinistre affectant un autre membre de son réseau, à hauteur d’un montant déterminé à l’avance). La startup, lancée à Berlin en 2010, a levé plusieurs millions d’euros l’an dernier et compte aujourd’hui plus de 40 employés. Le modèle présente de nombreux avantages : comme la compagnie d’assurance n’intervient plus pour les petits sinistres (en-dessous du montant du filet de sécurité défini par les sociétaires de l’assurance collaborative), qui coûtent cher en traitements administratifs, la composante communautaire permet de réduire la fraude. Les baisses des frais de gestion et de la fraude permettent de réduire le montant des primes facturées. Mais la question de savoir dans quelle mesure les utilisateurs accepteront de partager les risques entre “amis” n’a pas encore trouvé de réponse claire.

La tendance à l’individualisation n’est pas souhaitable. 

Aux Etats-Unis, jusqu’à la réforme d’Obama, votée en 2010, les assurances de santé ont pratiqué une individualisation poussée des primes d’assurance : ainsi, il en coûtait beaucoup plus à une femme de 30 ans, risquant de tomber enceinte, qu’à un homme du même âge. Les assurés ayant un problème de santé (une “pre-existing condition”, comme le diabète) devaient s’acquitter de primes exorbitantes ou s’accommoder de vivre sans couverture médicale. La loi d’Obama, le Patient Protection and Affordable Care Act, prévoit d’universaliser et d’uniformiser l’accès à l’assurance santé. C’est le principe de la mutualisation des risques qui a donc été choisi par le législateur.

Conclusion

Le numérique : un renouveau du mutualisme ?

Comme l’explique Nicolas Colin de TheFamily dans un numéro des Cahiers de l’ACSEL dédié à l’économie du partage, l’économie numérique représente un formidable renouveau du mutualisme. Le mutualisme s’est développé à l’origine pour protéger les individus des risques les plus critiques de l’existence, comme les accidents du travail ou la maladie pour les salariés, ou encore la perte de récoltes pour les agriculteurs. Or l’économie du partage “est une sorte de généralisation du mutualisme, dont la proposition de valeur serait désormais la protection contre TOUS les risques de l’existence”, y compris les risques non critiques. “Pourquoi le mutualisme prospère-t-il à ce point alors qu’il était jusqu’ici cantonné à la protection contre quelques risques parmi les plus critiques ? Tout simplement parce que l’économie numérique le rend possible ! (…) Aujourd’hui il est devenu si facile de couvrir un risque même non critique qu’il n’y a plus aucune raison de ne pas déployer une plateforme pour servir cet objectif.” Ainsi, AirBnB représente une assurance contre le risque de ne pas trouver de logement ou de chambre d’hôtel quand on est en déplacement, ou l’assurance de pouvoir payer son loyer en sous-louant une pièce de son logement. De la même manière, BlaBlaCar est une assurance contre le risque de ne pas pouvoir se transporter d’une ville à une autre ou de ne pouvoir posséder ou conduire une voiture, etc.

Chacune des grandes plateformes de l’économie numérique représente la mutualisation d’un ou plusieurs risques. Certains de ces géants assurent déjà des services “ponctuels” d’assurances à proprement parler (AirBnB assure les transactions et assure contre les risques de dommages par un occupant), et plus généralement sont conçus comme une plateforme de mutualisation. D’ici à ce que les GAFA assurent la mutualisation de l’ensemble des risques de l’existence, y compris ceux couverts par les compagnies d’assurance, il n’y a qu’un pas, que les barrières à l’entrée ne parviendront probablement  pas à retarder longtemps.

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