La guerre des FoodTech : bonne nouvelle pour les restaurants ?

18 avril 2016 - Auteur : Laetitia Vitaud

Le secteur de la restauration vit des bouleversements sans précédents. Des entreprises numériques sont entrées sur le marché et changent la donne pour les restaurateurs autant qu’ils transforment les manières de consommer.

Les plateformes de commande et de livraison (Deliveroo ou Foodora) mettent en relation restaurateurs et consommateurs : elles permettent aux restaurants, y compris haut de gamme, d’accéder à un nouveau marché ; elles offrent aussi aux consommateurs la possibilité de se faire livrer des plats variés de meilleure qualité. Des entreprises full stack de la restauration ou du catering (comme Munchery aux Etats-Unis ou Nestor en France) assurent à la fois la préparation des plats et leur livraison : leur succès va grandissant, notamment auprès des entreprises. D’autres startups mettent en relation des cuisiniers et leurs voisins : l’irruption des “amateurs” sur le marché de la restauration bouleverse les conditions de la concurrence. La réglementation en vigueur protège les acteurs en place, mais les nouvelles pratiques de partage autour de la cuisine se répandent néanmoins très rapidement.

Parmi les nouveaux entrants, en particulier sur le marché de la livraison, des startups fortement valorisées se mènent une guerre commerciale sans merci. Le marché est donc loin d’être consolidé : il est probable qu’un petit nombre de ces acteurs finira par dominer. A ce moment, la situation du secteur traditionnel de la restauration sera complètement transformée. Privés du lien direct avec le consommateur, les restaurateurs pourraient voir leurs marges fondre rapidement.

Les plateformes de commandes et de livraisons ouvrent de nouveaux marchés pour les restaurants

Selon une étude menée par le groupe allemand Rocket Internet (qui contrôle la plateforme Foodora), le marché des livraisons de repas à domicile représentera un chiffre d’affaires global de plus de 90 milliards d’euros en Europe d’ici deux à trois ans.

La situation varie suivant les pays. Par exemple, le marché est sept fois plus important en Angleterre qu’en France. On pense parfois que les Français cuisineront toujours plus que les Anglais. Mais le marché français de la livraison de plats préparés pourrait connaître une croissance rapide au cours des prochaines années : la montée du nombre de personnes seules (plus d’un tiers de la population française, selon l’INSEE), l’allongement des durées moyennes de transport pour aller et venir du travail (à mesure que les prix de l’immobilier augmentent à Paris, il faut s’éloigner du centre de la capitale pour se loger), la diversification des goûts alimentaires ou encore le désir de mieux se nourrir font de la France un marché en forte croissance. Le fast-food a longtemps été la seule manière de ne pas cuisiner à la maison : grâce aux entreprises comme Deliveroo, il est désormais possible de manger chez soi sans cuisiner, mais avec une qualité bien supérieure. Certaines chaînes de fast-food, comme Chipotle, tirent leur épingle du jeu, mais McDonald’s souffre d’une crise sans précédent.

Le marché français présente donc un potentiel considérable : c’est pourquoi Take Eat Easy (qui a grandi en Belgique), Deliveroo (Royaume-Uni) et Foodora (Allemagne) sont particulièrement offensives sur le marché français. Ces trois startups ont été créees il y a moins de deux ans (un an seulement pour Foodora), mais elles bousculent déjà les codes de la livraison. AlloResto, qui existe depuis 1998, a été instantanément “ringardisée” par le design fluide des jeunes Foodora et Deliveroo. L’innovation des nouveaux entrants est dans le design, mais aussi dans le modèle d’affaires. AlloResto oblige les restaurateurs à opérer eux-mêmes la livraison. Foodora, Take Eat Easy et Deliveroo s’occupent de tout et facturent aux deux parties. Les consommateurs s’acquittent d’un prix bas (2,5€), en contrepartie de la promesse d’être livrés en moins de 30 minutes – tenue grâce à des armées de coursiers cyclistes. Les restaurateurs, quant à eux, versent à l’opérateur de livraison un montant représentant 25% environ de l’addition finale. Ce nouveau modèle permet de proposer aux consommateurs des plats cuisinés issus de restaurants qui, jusqu’alors, ne proposaient pas de livraison à domicile.

Puisque tous les restaurants sont désormais en jeu, les nouvelles plateformes de livraison cherchent à attirer le plus grand nombre d’entre eux, y compris haut de gamme, en leur proposant des services attractifs. Les restaurants y trouvent leur compte en accédant à un marché beaucoup plus grand pour un coût commercial faible. Ce sont des centaines de milliers de nouveaux consommateurs que ces restaurants peuvent désormais toucher. Au demeurant, les restaurants peuvent être présents sur plusieurs plateformes : ils sont donc en position de force, pour l’instant, pour conserver des marges acceptables.

Mais le rapport de force pourrait mal tourner pour les restaurants lorsque l’une des startups aura gagné la guerre

Depuis janvier 2015, Deliveroo, valorisée 700 millions de dollars, a connu une croissance de plus de 500% de ses commandes journalières. Take Eat Easy aurait aussi connu une croissance exponentielle en 2015. Les startups ne communiquent pas sur leur chiffre d’affaire, mais seulement sur leurs levées de fonds, de manière de signaler à leurs concurrents qu’ils ont beaucoup à craindre de leur nouvelle force de frappe. (“Ayez peur, ayez très peur, me voilà plus puissante de X millions !”). Take Eat Easy a levé 16 millions d’euros au cours de l’année 2015. Deliveroo a levé 100 millions d’euros en novembre 2015 : en creusant son avance, elle menace d’écraser toutes les startups de plus petite taille.

Puisque tous les restaurants sont désormais en jeu, les nouvelles plateformes de livraison cherchent à attirer le plus grand nombre d’entre eux, y compris haut de gamme, en leur proposant des services attractifs. Les restaurants y trouve

C’est une guerre commerciale et financière sans merci qui est en train de se jouer. La valorisation de ces startups peut sembler excessive ; en réalité, elle reflète la course au winner-takes-most à laquelle se livrent leurs investisseurs. Il est probable que la plupart de ces startups ne survivront pas longtemps. Comme Airbnb ou Uber, elles opèrent des modèles à deux faces (d’un côté les professionnels et de l’autre les particuliers) : elles peuvent donc faire jouer de puissants effets de réseaux indirects, qui permettront à l’une d’entre elles de remporter in fine l’essentiel du marché. Pour chacune des startups lancées dans la course, la conquête agressive de nouvelles parts de marché est une question de vie ou de mort.

C’est pour cette raison que toutes ces startups opèrent à perte : parce qu’une seule d’entre elles survivra, elles cherchent la conquête du marché avant la rentabilité. Rocket Internet, qui détient Foodora, développe des startups comparables dans 71 pays dans le monde. La société mère de Foodora, Delivery Hero, est valorisée 4 milliards de dollars. En prenant pied sur différents marchés partout dans le monde, Rocket Internet espère mettre la main sur au moins un gagnant. Uber est également entrée sur le marché avec UberEats. Il est encore trop tôt pour savoir si le service d’Uber aura autant de succès que Deliveroo ou Foodora, mais il présente l’avantage d’avoir la force de frappe d’Uber derrière lui, avec notamment la capacité d’investir des dizaines de millions de dollars pour conquérir des parts de marché. La pression concurrentielle a des effets délétères : Foodora comme Deliveroo sont accusées de sous-payer leurs coursiers et de traquer en permanence leurs moindres faits et gestes afin de tenir la promesse de la livraison en moins de 30 minutes. (Voir la controverse sur la paye des coursiers ici et ici).

La guerre à laquelle se livrent les startups de la livraison à domicile est intense  (il suffit pour s’en convaincre de regarder les multiples affiches publicitaires pour chacune des plateformes), mais elle ne pourra pas durer éternellement. Son dénouement pourrait avoir lieu au cours des deux prochaines années : un ou deux opérateurs seulement survivront et contrôleront la majeure partie du marché. A ce stade, les restaurants ne seront plus en position de force : dépendants de ces services pour maintenir leur chiffre d’affaires, ils n’auront pas d’autre choix que d’accepter les conditions que leur imposera l’opérateur dominant. On peut aisément imaginer que les commissions prélevées à ce stade seront plus élevées et que les marges des restaurateurs seront rognées. In fine, c’est l’entreprise maîtrisant le lien avec l’utilisateur final qui sera en position de force et pourra marginaliser les restaurateurs, dont l’activité sera banalisée.

Les restaurants sont également menacés par l’arrivée de nouvelles startups full stack

Le marché du catering, notamment dans le B2B, a également vu arriver des nouveaux entrants full stack. Chris Dixon, associé de la société de capital-risque Andreessen-Horowitz, appelle startup “full stack” des entreprises qui, comme Tesla, Netflix ou l’opticien Warby Parker, ne se contentent pas de jouer le rôle de fournisseur de technologie pour d’autres entreprises. Au lieu de n’opérer qu’un seul maillon de la chaîne de valeur, les startups full stack vendent directement leurs propres produits ou services à l’utilisateur et, parce qu’elles sont plus agiles que les entreprises traditionnelles, réinventent et réintègrent l’ensemble de la chaîne de valeur avec des performances qui laissent loin derrière les entreprises traditionnelles, alourdies par une dette technologique et humaine.

Dans la restauration, plusieurs acteurs se sont affranchis des modèles traditionnels en devenant “full stack” : ils produisent eux-mêmes de la cuisine haut de gamme, préparée le jour-même et livrée directement au consommateur final, mais sans avoir les coûts d’un restaurant traditionnel (gestion d’une salle, service, menus multiples etc.). Plusieurs startups illustrent ce phénomène : Munchery aux Etats-Unis, Nestor et FoodChéri en France.

Nestor à Paris se présente comme la “première brasserie numérique de France”. Ses fondateurs ont conçu un service de livraison de plats gastronomiques à l’heure du déjeuner. Les menus (une seule entrée, un seul plat et et un seul dessert) sont préparés le matin même par des chefs, et livrés chauds et dressés pour 15€. En quelques mois, Nestor a connu une forte croissance : la startup n’a d’abord livré que dans le 8ème arrondissement de Paris (là où se concentrent les consommateurs de plateaux-repas d’affaires), puis a progressivement étendu ses services à l’ensemble de la capitale. Le service est aussi haut de gamme que la nourriture (les livreurs, en noeuds papillon, livrent les menus en moins de 30 minutes et avec le sourire). L’entreprise travaille avec un réseau de chefs pour lesquels Nestor n’est pas la source de revenus principale mais représente l’occasion de tester des recettes créatives auprès d’un large public. Nestor est full stack car elle maîtrise l’ensemble de la chaîne, du choix des produits jusqu’à la livraison en passant par le lien avec le client sur son application au design efficace.

FoodChéri, concurrent de Nestor, est un “restaurant virtuel”, fondé par l’ancien directeur marketing de La Fourchette, Patrick Asdhagi. Via l’application FoodChéri, l’utilisateur choisit son plat et est livré en 20 minutes. Comme Nestor, Food Chéri a choisi d’internaliser la production : plusieurs chefs travaillent à temps plein ; d’autres, collaborateurs occasionnels, peuvent les épauler en période de forte demande. Les livreurs FoodChéri parcourent les rues de Paris en vélo (ce qui représente à Paris le moyen de transport le plus rapide), munis d’un smartphone (pour la géolocalisation) et prêts à livrer des plats conservés dans des sacs isothermes. Dès qu’une commande est passée, le livreur situé le plus près du client reçoit une alerte sur son smartphone et peut se rendre sur le lieu sans avoir à repasser par la cuisine pour s’approvisionner. Comme Nestor, FoodChéri a fait de la qualité du service un autre aspect important de sa proposition de valeur.

Enfin, les restaurants sont concurrencés aujourd’hui par des amateurs, qui, de plus en plus, partagent leur cuisine dans une démarche d’économie collaborative

Après le secteur des transports, celui de la restauration est menacé à son tour par l’irruption des amateurs sur le marché : des cuisiniers amateurs, par passion et de façon occasionnelle) préparent à manger des plats meilleurs et moins chers que ceux proposés par les restaurants.

Menu Next Door est une startup belge, créée en mai 2015, dont le succès à Paris, commence à être remarqué. Elle permet aux membres de sa communauté de commander un repas préparé par un cuisinier, amateur ou confirmé, puis d’aller le chercher à son domicile. L’expérience Menu Next Door suscite beaucoup d’enthousiasme : le groupe Facebook de Menu Next Door compte déjà 55 000 membres. Nicolas Van Rymenant, le fondateur de la startup, affirme avoir déjà vendu plus de 20 000 plats. “La nourriture crée des liens. Autour des notions de plaisir et de partage, on forme un village dans la ville”, explique-t-il. De nombreux “chefs” sont simplement des passionnés de cuisine, heureux de pouvoir arrondir leurs fins de mois tout en s’adonnant à leur passion. Le succès est tel que même des chefs confirmés utilisent la plateforme pour compléter leurs revenus sans avoir besoin d’être employés par un restaurant.

Face à ce succès, les autorités n’ont de cesse de protéger les positions des acteurs en place. Comme pour le logement avec AirBnB et les transports avec BlaBlaCar, l’arrivée des amateurs sur le marché pose des problèmes inédits de contrôle et d’assurance.

En Belgique, par exemple, l’Agence fédérale pour la sécurité alimentaire (AFSCA) est l’organisme public chargé de contrôler la qualité de l’alimentation. Elle contrôle les restaurants, et a, au début de l’année 2016, décidé d’agir contre Menu Next Door. D’après la startup (voir le billet posté sur leur site), un contrôleur de l’AFSCA aurait avoué avoir reçu l’ordre de “mettre le paquet sur Menu Next Door pour persuader tous ces cuisiniers d’arrêter de cuisiner pour eux”. On ne peut que se réjouir d’un contrôle qui porterait sur des éléments sanitaires. Mais la réglementation mise en avant semble parfois inadaptée et ne contribue pas toujours à assurer la défense des consommateurs. Nicolas Van Rymenant explique son grief ainsi : “la nature des contrôles de l’AFSCA mérite d’être rappelée pour réaliser à quel point ils sont inadaptés à la situation des cuisiniers Menu Next Door. A ces particuliers qui cuisinent par passion, il a été reproché, pêle-mêle : de n’avoir pas affiché dans leur propre cuisine les instructions sur comment se laver les mains ; de n’avoir pas contrôlé la température de chaque aliment au moment de leur achat au supermarché ; de n’avoir pas formalisé la planification du nettoyage de la cuisine (qui est, rappelons-le, leur propre cuisine) ; de n’avoir pas de thermomètre dans leur frigo ; enfin, de n’avoir pas payé la contribution annuelle de 140 euros au budget de l’AFSCA ! Aucun de ces points de contrôle ne porte sur la qualité et la fraîcheur de la nourriture elle-même.

En d’autres termes, les autorités de régulation ont pour mission de protéger les consommateurs, mais leur action a aussi pour conséquence d’empêcher l’arrivée des concurrents amateurs sur le marché.

Conclusion

Les restaurants peuvent attendre des nouveaux entrants numériques un élargissement de leur marché. Ils conserveront, pendant un temps du moins, une position de force vis-à-vis des intermédiaires de livraison. Mais il est probable qu’à terme, l’une des startups en lice finira par s’imposer, par prendre le contrôle du lien direct avec le consommateur final, et retournera son pouvoir de marché contre les restaurants pour les banaliser et les forcer à rogner leurs marges afin de baisser les prix.

Les restaurants ont aussi à craindre la menace de quantité de nouveaux concurrents amateurs qui, sur des plateformes numériques, viendront concurrencer les professionnels – comme les chauffeurs amateurs de BlaBlaCar font déjà concurrence à la SNCF. En France, les restaurateurs représentent un puissant lobby, qui a déjà su obtenir et conserver un taux de TVA réduit : demain, ils exigeront probablement des autorités qu’elles les protègent de la concurrence “déloyale” des amateur

A moins que la situation des restaurants ne soit pas aussi négative que celle des hôtels ? Le secteur de l’hôtellerie a été confrontée très tôt à l’arrivée des grandes

 

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