Airbnb ou l’art de l’épopée à l’ère numérique

15 avril 2015 - Auteur : Laetitia Vitaud

Les géants du numérique ont remis l’épopée au goût du jour. Les récits narrant les exploits mythiques ou historiques d’un héros ou d’un peuple étaient autrefois destinés à produire le terreau culturel d’une nation, l’explication de son origine et la matière à transmettre de génération en génération pour en perpétuer la puissance. On en trouve encore dans les livres d’histoire, mais aujourd’hui, c’est surtout le sport qui remplace les récits historiques, si bien que Roland Barthes dans Mythologies a parlé du “Tour de France comme épopée”.

Facebook, Google, Amazon, Apple, ou encore AirBnB ont créé et propagé leurs épopées, avec leurs figures de héros, les séries d’obstacles qu’ils ont dû affronter et les exploits mythiques qu’ils ont dû accomplir pour triompher. Ces récits – le “storytelling” – accompagnent la construction d’empires puissants qui dépassent largement la nation dont ils sont issus. Les héros (Jeff Bezos, Marc Zuckerberg, Steve Jobs, Elon Musk, etc.) sont exceptionnels et faillibles à la fois. Ils sont devenus des figures mythiques inspirant une culture forte pour attirer les utilisateurs et recruter les talents. Tout se passe comme si les grandes entreprises numériques avaient remplacé les nations dans notre imaginaire collectif.

L’exemple d’Airbnb est particulièrement représentatif

Il n’est pas une journée sans qu’un article ne soit publié sur Airbnb, la plateforme communautaire de location et de réservation de logements de particuliers fondée en 2008 par les Américains Brian Chesky et Joe Gebbia. Le storytelling d’Airbnb est d’autant plus “naturel” et efficace qu’il semble presque “accidentel” et paraît ne pas avoir été orchestré par la startup (mais ne vous y trompez pas, c’est tout un art !).

Le brouillage entre communication externe et communication interne caractérise le storytelling des géants du numérique. Avant, il y avait d’une part les récits des entreprises destinés aux experts ou aux employés (qui, à part les experts ou les passionnés, connaît l’histoire des origines des géants de l’audit et du conseil ?) et, d’autre part, la publicité et la communication externe destinées aux clients. Aujourd’hui, les deux ont complètement fusionné. Facebook, Twitter et Glassdoor rendent d’ailleurs impossible une séparation stricte entre communication externe et communication interne.

Aujourd’hui, l’histoire d’Airbnb est largement connue : en 2007, Brian Chesky et ses associés ont l’idée de créer un site pour louer un canapé dans leur appartement de San Francisco à des visiteurs qui souhaitent assister à des conférences ou séminaires mais ne trouvent pas de chambre d’hôtel à San Francisco. Le site ne trouve malheureusement pas suffisamment de clients et le projet menace d’échouer. Mais les “héros”, convaincus de la valeur de leur “mission”, n’abandonnent pas. Ils se lancent donc dans la vente de boîtes de céréales Obama et McCain pendant la campagne présidentielle de 2008.

Acceptés en 2009 dans le programme d’incubation de Y Combinator, les héros rencontrent Greg McAdoo, un investisseur de Sequoia Capital, grande société de capital risque. Sequoia investit 600 000 dollars dans la société et fait comprendre aux fondateurs que leur modèle d’affaires pourrait être encore bien plus ambitieux. En 2010, Airbnb rencontre Reid Hoffman, le fondateur de LinkedIn, aujourd’hui capital risqueur avec sa société Greylock Partners, qui investit 7,2 millions de dollars dans Airbnb. En 2011, Airbnb séduit le plus célèbre fond de capital risque américain, Andreessen Horotwitz, et est alors valorisée 1,3 milliards de dollars. En 2012, Peter Thiel, un autre héros de la Silicon Valley, rejoint l’épopée Airbnb et l’aide à développer son programme d’assurance destiné à protéger les propriétaires. Airbnb est alors présente dans 30 000 villes dans le monde. Enfin, en 2014, valorisée à plus de 10 milliards de dollars, Airbnb est un empire puissant qui combat efficacement les autres acteurs en place. Les batailles juridiques contre les hôtels et les barrières réglementaires érigées par les autorités publiques pour protéger les acteurs de l’hôtellerie sont autant d’obstacles que Airbnb balaye vaillamment.

Le storytelling de la marque Airbnb ne s’est pas fait du jour au lendemain et n’a sans doute pas été entièrement orchestré par ses fondateurs. Mais ceux-ci ont su réagir et utiliser habilement ce qui était écrit sur eux pour construire leur épopée. Par exemple, ces jours-ci, l’histoire de l’erreur de Fred Wilson, capital risqueur américain, qui a refusé en 2009 d’investir dans Airbnb, circule sur internet et nourrit davantage encore le storytelling d’Airbnb.

L’épopée des 1 000 premiers jours d’Airbnb nous plaît parce qu’elle montre des héros humains. Le fait qu’ils se montrent faillibles et qu’ils aient des ennemis puissants nous aide à nous identifier à eux et à adhérer à leur projet.

Le brand storytelling est une forme de jujitsu communicationnel

Le storytelling de marque à l’ère numérique est une forme de jujitsu : il s’agit en effet d’utiliser la force de son adversaire pour le renverser. La technique de la souplesse (ju = souplesse ; jitsu = technique) est devenue incontournable dans un contexte où la communication de masse top down ne fonctionne plus. Toutes les entreprises travaillent aujourd’hui à faire entendre la “voix” de leurs marques dans des récits savamment maîtrisés.

Comme l’explique Fleur Broca, PDG de LoudStory (une startup qui aide les startups à créer leur propre storytelling), “les belles histoires de marques sont très attachées au fondateur”. Beaucoup d’entreprises ne s’y risquent pas car elles pensent qu’il faut un héros invincible et surpuissant. Or, comme le précise Fleur Broca, “il faut oser la faille”. Un héros faillible engendre de l’empathie et nourrit une envie de dialogue, puis finit par faire du client le vrai héros de l’histoire. Quand le discours est arrogant, l’échec de la communication est assuré. A l’inverse, la “couche émotionnelle” est “l’arme fatale” des marques. Les marketers sont les nouveaux “faiseurs de mythes”.

Certaines entreprises “traditionnelles” ont appris des startups

Alors que la communication à l’ancienne agonise, nombre d’entreprises plus “traditionnelles” tentent de s’approprier les leçons de storytelling données par les startups. Certaines sont parvenues à construire leurs propres épopées, avec figures mythiques, traversée du désert, et empire dont vous être le héros. Lego le film est probablement la réussite la plus remarquable en matière de storytelling de marque : l’histoire du film fait des produits Lego et de leurs utilisateurs les héros ; il est bien fait et véhicule des messages avec des vecteurs émotionnels puissants. En chaque individu sommeille un “constructeur” en puissance. Nous ne sommes limités que par notre imagination. Personne n’est trop vieux pour créer des univers fantastiques.

Au-delà des jouets, la société Lego a elle-même fait l’objet d’un habile storytelling, à travers plusieurs documentaires sur l’histoire de l’entreprise, depuis la création des briques par l’entreprise danoise en 1949 jusqu’à l’empire que l’on connaît aujourd’hui. Un documentaire, intitulé Beyond the Brick: A LEGO Brickumentary, montre la traversée du désert qu’a connue la marque avant le succès de ces dernières années et présente les héros du groupe qui ont sauvé la marque. Lego donne un sens à des produits, dont les utilisateurs se sentent investis d’une “mission” qui a du sens. En février 2015, Lego est classée « entreprise la plus puissante au monde » par le cabinet Brand Finance, qui a évalué sa capacité de développer son image mais aussi son habileté à convertir cette image en valeur commerciale.

Le genre de l’épopée n’est pas mort et n’est plus réservé aux latinistes et hellénistes. Il fait dorénavant partie de la boîte à outil des entreprises qui veulent inspirer une culture forte autour de récits fondateurs. Ces récits servent à la fois à recruter des talents et à séduire un nombre toujours plus grand d’utilisateurs, pour faire grandir des empires à la puissance inégalée. Tous les empires modernes maîtrisent l’art de l’épopée, de Facebook à Apple en passant par Starbucks et Lego. Encore une fois, les startups dessinent de nouvelles frontières et le font aussi par le récit, devenu omniprésent. Une startup sans récit a aussi peu de valeur qu’une startup sans stratégie.

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